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Publié avec le soutien du Fonds national suisse de la recherche scientifique

Page de couverture: E. Zimmermann, Satyrische Karte Europas, 1914. Imperial War Museum.
Mise en page: hier + jetzt d’après une maquette de Bernet & Schönenberger, Zurich

© 2010 hier + jetzt, Verlag für Kultur und Geschichte GmbH, Baden
www.hierundjetzt.ch
eBook-ISBN 978-3-03919-798-9

eBook-Herstellung und Auslieferung:
Brockhaus Commission, Kornwestheim

www.brocom.de

 

 

 

 

 

Table des matières

 

 

 

 

Préface

Remerciements

 

Introduction

1. Introduction

2. Eléments historiographiques

3. Plan

4. Sources

 

Première partie: L’institution

Chap. I: L’organisation et les missions de l’Etat-major général

1. L’Etat-major général

1.1. L’Etat-major général avant 1874

1.2. La loi sur l’organisation militaire du 13 novembre 1874

1.2.1. L’organisation de l’armée et du Département militaire fédéral

1.2.2. L’Etat-major général et son Bureau

1.3. L’arrêté fédéral du 14 octobre 1890 et l’organisation du Bureau d’état-major au début des années 1890

1.4. Les changements de la période 1893–1901

1.5. La réforme de 1902–1903

2. L’Etat-major de l’armée et le Grand Quartier général

2.1. Les projets d’organisation des années 1870

2.2. L’ordonnance sur l’organisation de l’Etat-major de l’armée du 7 mai 1880

2.3. L’instruction pour les états-majors des corps de troupes combinés du 4 juin 1888

3. Les chefs de l’Etat-major général

3.1. Hermann Siegfried (1866–1879)

3.2. Rudolf von Sinner (1879–1881) et Victor Burnier (1881–1882)

3.3. Alphons Pfyffer von Altishofen (1882–1890)

3.4. Arnold Keller (1890–1905)

4. Le Service de renseignements

4.1. L’organisation du Service de renseignements à l’Etat-major général

4.2. Les méthodes de travail

4.3. Le Service de renseignements en Suisse

4.4. Le Service de renseignements à l’étranger

Chap. II: Les plans de mobilisation de l’armée

1. De 1874 à 1890

1.1. Siegfried et la prescription sur la mise sur pied de l’armée du 18 novembre 1878

1.1.1. La loi sur l’organisation militaire du 13 novembre 1874

1.1.2. Le projet de mobilisation de 1876–1877 et l’instruction sur la mise sur pied de l’armée du 18 novembre 1878

1.2. L’ère Pfyffer

1.2.1. L’ordonnance sur la mobilisation du 18 novembre 1884

1.2.2. L’ordonnance du 8 mars 1887 sur le Service territorial, le Service des étapes et l’exploitation des chemins de fer

2. L’ère Keller

2.1. Le système de mobilisation

2.1.1. Les modifications de l’ordonnance sur la mobilisation

2.1.2. Les relations avec les cantons

2.2. Le Service territorial

2.3. Le Service des chemins de fer et le Service des étapes

2.4. La couverture de la mobilisation

2.5. La concentration

Chap. III: Les officiers d’état-major général: formation, activités

1. La formation

1.1. Le recrutement, les effectifs et la répartition au sein des différents états-majors

1.2. La carrière

1.2.1. La formation

1.2.1.1. Les Ecoles d’état-major général

1.2.1.2. L’idée d’une Académie militaire

1.2.1.3. Les enseignements

1.2.2. Le retour au service de troupes

2. Les activités

2.1. Le travail des subdivisions

2.2. Les cours opératifs

2.3. Les grandes manœuvres

2.4. Les cours spéciaux

Chap. IV: L’Etat-major général et ses relations avec les autres institutions militaires

1. La répartition des compétences

1.1. La période 1874–1890

1.2. L’ère Keller

1.2.1. Une nouvelle répartition des pouvoirs

1.2.2. Les Commissions

2. Les critiques envers l’Etat-major général

2.1. Bureaucratie, esprit de caste et isolement

2.2. L’opinion de Wille

3. L’affaire de l’hydre

3.1. L’opposition entre «voie nationale» et «nouvelle voie»

3.2. Les attaques contre les services du Département militaire fédéral

3.3. Les attaques contre l’Etat-major général et son chef

3.4. Les attaques menées au sein des commissions

3.5. La réaction de Keller

Illustrations

 

Deuxième partie: La suisse entre quatre grandes puissances

De 1874 à 1890

Chap. I: La défense du front nord-ouest

1. Les relations politico-militaires entre la France, l’Allemagne et la Suisse: une tentative avortée de rapprochement franco-suisse

1.1. L’isolement international de la France et la reconstruction de son système de défense

1.2. Le rapprochement diplomatique franco-suisse

1.3. Deux crises: l’affaire Boulanger (1886–1887) et l’affaire Wohlgemuth (1889)

1.3.1. L’affaire Boulanger (1886–1887)

1.3.2. L’affaire Wohlgemuth (1889)

1.4. Les limites et la fin du rapprochement franco-suisse

2. Les menaces militaires et les plans de défense suisses

2.1. La menace française

2.2. La menace allemande

2.3. Les plans de défense

3. La fortification nationale

3.1. Les idées des principaux acteurs officiels

3.1.1. Rothpletz

3.1.2. Le trio von Sinner-Burnier-Keller

3.1.3. Dumur

3.1.4. Feiss

3.2. Les débats

Chap. II. La défense du front sud

1. Les menaces militaires italiennes

1.1. La Suisse dans les calculs militaires italiens (1860–1882)

1.2. Les premières années de la Triplice (1882–1886)

1.3. Le premier renouvellement de la Triplice (2 février 1887)

2. Le problème de la Savoie

2.1. La fortification du Mont Vuache (1883)

2.1.1. La réaction diplomatique suisse et la position de l’Etat-major général

2.1.2. Les préoccupations italiennes

2.2. L’affaire Boulanger et la question de l’occupation de la zone neutralisée (1886–1887)

2.3. La politique savoyarde de la Suisse entre 1888 et 1890

3. La fortification nationale et les plans de défense du front sud

3.1. La Première Commission des fortifications

3.2. La Seconde Commission des fortifications

3.3. Les plans de défense

4. Le front est

4.1. La politique extérieure de l’Autriche

4.2. La place secondaire de la Suisse dans la politique extérieure et la stratégie autrichiennes

4.3. L’absence de menace et la planification de l’Etat-major général

De 1890 à 1905

Chap. I: La nouvelle conception de la neutralité

1. La «neutralité active»

2. La position du chef de l’Etat-major général

Chap. II: Les plans généraux de défense

1. Les plans de fortification en plaine

2. L’importance stratégique du massif alpin

2.1. Le rôle des fortifications du St-Gothard

2.2. Le réduit alpin

2.3. La fortification dans le Valais

Chap. III: La défense du front nord-ouest

1. Le cadre politico-stratégique: la fin du «système bismarckien» et la lente mise en place du «système Delcassé»

1.1. Le rapprochement germano-suisse (1892–1902)

1.2. Les prémices du rapprochement franco-suisse (1902–1907)

2. Les plans de défense de l’Etat-major général

2.1. La défense contre la France

2.1.1. Les plans français

2.1.2. Les plans de l’Etat-major général suisse

2.2. La défense contre l’Allemagne

2.2.1. Le plan Schlieffen et la Suisse

2.2.2. Les plans de l’Etat-major général suisse

Chap. IV: La défense des fronts sud et est

1. Le cadre politico-stratégique

1.1. La dégradation des relations politiques italo-suisses

1.2. La question savoyarde

1.2.1. Le rôle du nouveau chef de l’Etat-major général

1.2.2. La position française

1.2.3. La position italienne

1.3. La menace militaire italienne

1.3.1. Les préoccupations de l’Etat-major italien

1.3.2. Les plans italiens

1.4. Les relations austro-helvétiques

2. Les plans de l’Etat-major général suisse

2.1. Les plans en cas de guerre contre l’Italie seule

2.2. Les plans contre la Triplice

2.3. Les plans contre l’Autriche-Hongrie

 

Conclusion

 

Notes et références

Bibliographie et sources

Index des noms de personnes

Abréviations

Annexes

Cartes

 

 

 

 

 

Préface

 

La longue et mouvementée aventure de l’élaboration du quatrième tome de la collection Der Schweizerische Generalstab/L’Etat-major général suisse, aventure brièvement rappelée dans l’introduction qui suit, se termine enfin. Nous disposons maintenant, avec les dix tomes qui concrétisent le résultat de cette magnifique entreprise collective, d’une vision d’ensemble, fouillée, chronologiquement complète, thématiquement diversifiée, de la genèse et du développement contemporain de cette institution essentielle dans l’histoire de la défense militaire moderne de notre pays.

Le présent volume, dont la réalisation n’aurait pas été possible sans la confiance et le généreux soutien du Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique, a été rédigé par un chercheur confirmé, le major Dimitry Queloz, historien et historien militaire, docteur ès lettres, qui a conduit sa méticuleuse enquête avec une rigueur et une finesse qui donnent à ce solide travail une grande valeur historiographique.

La parution de ce quatrième tome comble une lacune importante et donne enfin sa cohérence à l’ensemble du projet. Les années concernées, 1874–1906, sont en effet absolument cruciales dans l’histoire de l’Etat-major général, dont on peut dire qu’il prend alors véritablement naissance et consistance. Depuis 1817 et jusqu’à l’Organisation militaire de 1874, on a affaire, d’abord jusqu’en 1848, à une sorte de préhistoire au cours de laquelle un embryon d’autorité militaire de surveillance apparaît en temps de paix, devenant un Conseil de guerre fédéral en cas de conflit. La Constitution de 1848 innove par la création du Département militaire fédéral et d’un état-major permanent, mais il faut attendre 1865 pour que soit mis sur pied un «bureau d’état-major» qui va évoluer, à travers l’Organisation militaire centralisatrice de 1874, en un véritable Etat-major général doté de larges compétences. Il s’agit là d’une étape décisive dans le long mouvement de concentration des pouvoirs militaires suprêmes qui aboutira, avec Armée XXI, à la désignation d’un Chef de l’armée.

Toute la première partie de ce livre montre, fort bien et de manière extrêmement fouillée, comment cette institution nouvelle, créée par le politique, parvient lentement et laborieusement à la fin du XIXe siècle, dans un fort développement de ses activités, à acquérir une reconnaissance de l’ensemble de l’armée et de ses hiérarchies. Cette affirmation, cet élargissement, qui vont de pair avec une amélioration structurelle et une professionnalisation partielle de l’accomplissement de ses missions, seront reconnus par l’Organisation militaire de 1907 qui placera enfin, officiellement, l’EMG au-dessus des autres services du DMF.

L’évolution doit beaucoup à la personnalité de certains des chefs de l’EMG, auxquels une grande attention est portée par l’auteur, en particulier au colonel Arnold Keller (1890–1905), sous l’impulsion duquel la modernisation s’accélère, la planification devient progressivement mieux informée et plus concrète, malgré les résistances et la pauvreté des moyens matériels attribués à l’EMG. On est frappé, surtout dans l’observation du début des trente ans concernés, par la plasticité de cet instrument sans tradition, doté de peu d’expérience, par les tâtonnements de son organisation sans cesse retouchée, au gré des convictions personnelles et de l’influence des modèles étrangers, prussien surtout, tant bien que mal adaptés aux réalités helvétiques. Somme toute, la tonalité de cette genèse correspond bien au contexte de la naissance de la Suisse moderne, après 1848/1874. Au phénomène de la «construction nationale» contemporaine, soit l’affirmation d’une identité collective, unificatrice, aussi nécessaire après la Guerre du Sonderbund que délicate dans un pays qui ne constitue pas une véritable nation, correspond la mise sur pied d’un encadrement institutionnel et administratif efficace et adapté à l’époque. La problématique de cette nécessaire édification était particulièrement subtile dans le domaine militaire, à quelques décennies de la guerre civile et pour un secteur auquel s’identifiait au plus haut degré, depuis la nuit des temps, la souveraineté cantonale. Typiquement suisse apparaît également la méfiance de beaucoup d’officiers de troupes envers les officiers de l’EMG, suspectés de constituer une caste élitaire imbue de ses supériorités, accusés de développer un esprit peu compatible avec le démocratisme foncier de la société suisse, très attachée au système de milice.

Dans un second temps, l’ouvrage analyse la délicate position de la Suisse diplomatique et militaire dans une Europe contemporaine où s’affirment les nationalismes et les rivalités de puissances qui mèneront au désastre de 1914. L’auteur a su bien mettre en évidence, dans son analyse de la planification des concentrations et des mouvements de troupes en fonction des menaces potentielles, les gros problèmes d’information rencontrés par l’EMG en raison de l’inexistence, puis du sous-développement persistant d’un service de renseignements plus ou moins improvisé et dont le renforcement rencontrait la méfiance ou l’incompréhension des politiques. Cette faiblesse rappelle le sous-développement parallèle de l’appareil diplomatique du pays, que les milieux politiques avaient beaucoup de peine à moderniser, retranchés dans le sentiment que la pratique de la neutralité traditionnelle pouvait ou devait s’accompagner d’une sorte d’apathie dans les relations internationales. En résulte un singulier manque de clairvoyance dans la perception de certaines des intentions de nos grands voisins, ou dans la détermination des pires dangers; cette carence apparaît, avec le recul, comme particulièrement inquiétante en cette période de marche à la Première Guerre mondiale.

L’insertion très éclairante de la problématique suisse dans le contexte diplomatique international et sa mise en rapport avec la planification militaire des grandes puissances voisines constituent un apport central du livre. Elles permettent en effet de mesurer rétrospectivement – avec la prudence et les nuances que doit naturellement s’imposer l’historien qui bénéficie de la connaissance de la suite des événements … – le degré de la perspicacité ou de l’aveuglement helvétiques à l’aune de la réalité des conceptions, des calculs et des desseins français, allemands, italiens et autrichiens.

Philippe Henry

Professeur honoraire de l’Université de Neuchâtel

 

 

 

 

 

Remerciements

 

Commencée il y a un quart de siècle, cette étude, qui constitue le tome IV de la collection Der Schweizerische Generalstab/L’Etat-major général suisse, a connu diverses mésaventures. Dans un premier temps, le colonel EMG Georges Rapp, directeur du Gymnase de la Cité à Lausanne, en assumait la rédaction. La mort l’empêcha de mener l’entreprise à son terme. Un groupe d’historiens membres de l’Association suisse d’histoire et de sciences militaires prit la relève sous la direction du brigadier Jean Langenberger. Se rendant compte qu’il fallait un auteur unique pour assurer la cohérence du volume, le groupe décida, en 2003, de changer de stratégie. Il contacta le professeur Philippe Henry de l’Institut d’histoire de la Faculté des lettres et sciences humaines de l’Université de Neuchâtel afin de poursuivre les travaux dans le cadre d’un projet de recherche du Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique (FNS). Nous exprimons toute notre gratitude au professeur Philippe Henry qui a accepté de diriger ce projet et de nous en confier la réalisation, ainsi qu’à l’Institut d’histoire qui a mis à disposition l’infrastructure nécessaire à cette recherche. De même, nous voudrions remercier le colonel EMG Roland Beck, directeur de l’Arbeitskreis zur Erforschung der Geschichte des Schweizerischen Generalstabes qui chapeaute l’ensemble des projets de recherche consacrés à l’histoire de l’Etat-major général et qui a soutenu nos activités de recherche et de publication de l’ouvrage.

Au moment de commencer notre recherche, nous avons pu exploiter les travaux effectués par nos prédécesseurs. Ils ont constitué une base de travail importante, en nous fournissant notamment une bibliographie, des inventaires de sources et divers documents. Nous remercions toutes les personnes qui nous ont ainsi fait bénéficier du fruit de leurs travaux. N’ayant pas le talent d’un Prévert et ne voulant pas commettre un oubli fâcheux, nous renonçons à en donner une liste nominative. Nous aimerions toutefois remercier plus particulièrement feu le colonel EMG Rapp, qui avait commencé cette étude et que la maladie a empêché de terminer son œuvre. Nous lui devons beaucoup pour notre chapitre sur les officiers d’état-major général.

Un mandat conjoint de l’Association suisse d’histoire et de sciences militaires (ASHSM) et de la Bibliothèque militaire fédérale (BMF) – actuellement Bibliothèque Am Guisanplatz – nous a par ailleurs permis de dépouiller les rapports des attachés militaires français à Berne. Cette documentation, dont une partie a été publiée dans un recueil, nous a été très utile. Aussi, nous tenons à remercier tout particulièrement l’ASHSM et la BMF.

Le professeur Rudolf Jaun a contribué à cette recherche en soutenant scientifiquement la préparation du dossier pour le FNS. Il a également relu le premier manuscrit et nous a aidé de ses précieux conseils. Nous lui adressons toute notre gratitude.

Cette étude n’aurait pas été possible sans le concours du personnel des archives et des bibliothèques où nous avons travaillé, qui ont mis à notre disposition les archives, les livres, les documents et les illustrations ayant servi à la réalisation de l’ouvrage. Nous pensons tout particulièrement aux employés des Archives fédérales, de la Bibliothèque nationale, de la Bibliothèque Am Guisanplatz, notamment le colonel Dominic Pedrazzini, du Service historique de la Défense à Vincennes et de l’Office fédéral de la statistique. Nous aimerions également remercier Pierre Streit, directeur scientifique du Centre d’histoire et de prospective militaires de Pully, pour ses propositions iconographiques. Enfin, les cartes ont été réalisées par Monsieur André Spicher, à qui nous adressons nos plus vifs remerciements.

La publication d’un ouvrage nécessite toujours le patient travail de relecture du manuscrit. Hervé de Weck s’est chargé de cette tâche importante et nous lui présentons toute notre gratitude. Nous aimerions encore remercier le FNS pour son soutien financier, tant pour la réalisation de l’étude que pour sa publication, ainsi que la maison d’édition hier + jetzt qui a réalisé l’ensemble des travaux d’édition.

 

 

 

 

 

1. Introduction

 

Le présent ouvrage ne constitue pas une simple étude institutionnelle de l’Etat-major général. Comme son titre l’indique, il représente aussi une histoire des relations internationales de la Suisse avec ses voisins immédiats – France, Allemagne, Autriche-Hongrie et Italie – au cours d’une période charnière, les années 1874–1906. Celles-ci représentent un contexte international nouveau pour la Suisse, caractérisé par le voisinage de quatre grandes puissances qui n’ont pas résolu certains de leurs litiges territoriaux, par la prééminence nouvelle de l’Allemagne et par la constitution de réseaux d’alliances qui formeront les deux blocs de belligérants qui s’affronteront au cours de la Première Guerre mondiale. Dans ce contexte délicat, la position de la Suisse est d’autant plus inconfortable que plusieurs sujets de tensions existent avec ses voisins: construction du réseau fortifié Séré de Rivières, neutralité de la Savoie, accueil de réfugiés politiques, conflits douaniers, etc.

Sur le plan intérieur, la période se caractérise par une forte volonté centralisatrice, au niveau tant politique que militaire avec, notamment, l’adoption de la Constitution de 1874 et les lois d’organisation militaire de 1874 et de 1907. Quant à l’Etat-major général, il s’inscrit parfaitement dans ce contexte de centralisation et de développement institutionnels. Organe de second ordre aux pouvoirs limités jusqu’en 1874, il prend peu à peu davantage d’importance pour devenir, avec la loi de 1907, la première subdivision administrative du Département militaire fédéral.

Ainsi sont donnés les deux grands axes de l’ouvrage. Les bornes chronologiques, imposées dans le cadre de la collection Der Schweizerische Generalstab/L’Etat-major général suisse, sont en adéquation avec les deux approches. 1874 et 1907 marquent l’entrée en vigueur de deux lois d’organisation militaire. La première de ces dates correspond à la mise en place d’une véritable organisation du Bureau d’état-major créé en 1865. La seconde marque le début d’une ère nouvelle; elle correspond à la consécration de la nouvelle place hiérarchique de l’institution et à son inscription dans la législation. De plus, l’Etat-major général entre dans une autre période, avec le départ de son chef, le colonel Arnold Keller, et l’arrivée à sa tête de Theophil Sprecher von Bernegg. Dans le domaine international, 1874 annonce le début du relèvement de la France, ainsi que celui de l’antagonisme avec l’Allemagne qui conduira à la Première Guerre mondiale. L’année 1907, de son côté, marque la fin des modifications majeures dans le domaine de la constitution des blocs d’alliances. Certes, des hésitations apparaîtront encore jusqu’en 1914, mais plus aucun changement significatif n’aura lieu.

 

 

 

 

 

2. Eléments historiographiques

 

A l’instar de ce qui se passe dans d’autres pays, l’intérêt pour l’histoire militaire de la Première Guerre mondiale et de la période qui l’a précédée a connu, en Suisse, un renouveau significatif au cours des dix dernières années et l’historiographie s’est enrichie par la publication d’ouvrages importants sur des thématiques variées. La brève synthèse historiographique que nous présentons ici n’a aucune prétention à l’exhaustivité. Elle a, plus modestement, pour but de mentionner les travaux les plus significatifs et les plus récents sur le sujet. Parmi les livres généraux présentant une vaste synthèse, citons celui de Hans Rudolf Fuhrer qui traite de l’armée et de la défense de la Suisse au cours de la guerre.1 Dans un registre plus spécifique, Christophe Simeon a réalisé un mémoire de licence sur le développement manqué de l’aviation militaire entre 1910 et 1914.2

Deux domaines ont cependant connu un regain d’intérêt particulièrement marqué. Le premier est le genre biographique. Divers historiens se sont ainsi penchés sur les vies de certains personnages parmi les plus marquants de la période, notamment Ulrich Wille,3 nommé général en 1914, Theophil Sprecher von Bernegg,4 chef de l’Etat-major général à partir de 1906, et Fritz Gertsch,5 officier instructeur non-conformiste, envoyé en mission au cours de la guerre russo-japonaise. Ces biographies viennent s’ajouter à des études antérieures, comme celle d’Arnold Linder sur le chef de l’Etat-major général, Arnold Keller.6 Le second domaine est celui, remarquablement vaste, de l’histoire sociale. Un premier ouvrage général s’est intéressé aux relations entre le peuple suisse et son armée.7 Cette intéressante synthèse établit notamment une comparaison entre les situations spécifiques des deux guerres mondiales. Les aspects idéologiques, les conceptions politiques et militaires du corps des officiers, ainsi que les querelles qui en ont découlé, ont aussi fait l’objet d’une attention particulière. Rudolf Jaun a étudié l’influence des conceptions militaires prussiennes sur les officiers suisses de la Belle Epoque.8 De son côté, David Rieder a décortiqué de manière approfondie l’«affaire de l’hydre» qui a entraîné la démission de nombreux chefs de l’administration du Département militaire fédéral, dont le chef de l’Etat-major général.9

En ce qui concerne plus particulièrement cette dernière institution, sujet du présent livre, les principaux ouvrages qui lui sont consacrés pour la fin du XIXe siècle sont plus anciens et datent des années 1980 et du début de la décennie 1990. La collection Der Schweizerische Generalstab/L’Etat-major général suisse, qui retrace son histoire depuis les origines jusqu’au milieu des années 1960, comprend deux volumes qui étudient les questions institutionnelles et politiques. Le premier est celui réalisé par Victor Hofer pour les années 1848–1874.10 Le second, qui aborde la période 1907–1924, a été publié par Hans Rapold.11 Les aspects sociologiques relatifs au corps des officiers d’Etat-major général ont par ailleurs été traités par Rudolf Jaun dans deux autres tomes qui couvrent des tranches chronologiques d’une septantaine d’années chacun, en donnant une vision large et synthétique.12

La période étudiée dans le présent ouvrage, volume IV de la collection, s’intercale chronologiquement entre celles abordées par Victor Hofer et Hans Rapold et comble enfin une lacune vieille d’un quart de siècle! Notre étude complète également celles, prosopographiques, de Rudolf Jaun. Elle approfondit en effet certains aspects sociologiques, la tranche chronologique abordée, plus étroite, permettant une analyse et une présentation plus détaillées.

Notre étude s’inscrit dans le cadre de l’antagonisme franco-allemand qui découla de la guerre de 1870–1871. De par sa situation géographique, la Suisse se trouvait au milieu des belligérants potentiels et elle contrôlait les voies de communication les plus courtes reliant les Etats de la Triplice, ainsi que certaines lignes d’opération particulièrement favorables entre la France et l’Italie. Nous avons utilisé les grands ouvrages classiques français pour donner le contexte international général de cette période.13 Même s’ils sont généralement anciens, ces livres représentent encore une source d’informations importante. De plus, nous avons complété ponctuellement notre texte au moyen de publications plus récentes.14

En ce qui concerne les relations entre la Suisse et ses voisins, surtout les questions politico-militaires, les principaux ouvrages sont souvent anciens, comme le montre l’état des lieux présenté par Roland Ruffieux dans la Nouvelle histoire de la Suisse et des Suisses.15 Les études de Camille Gorgé16 et d’Edgar Bonjour17 sur la neutralité restent de référence pour la période, mais il faut leur ajouter l’article publié il y a une dizaine d’années par Andreas Suter, qui constitue une intéressante synthèse récente sur la question.18 Les relations germano-helvétiques ont fait l’objet de quelques études ponctuelles, mais il n’existe aucun ouvrage de synthèse. L’affaire Wohlgemuth a été étudiée de manière détaillée par Hansjörg Renk,19 tandis que Manfred Todt s’est penché sur la politique allemande au tournant du siècle.20 Plus récemment toutefois, Hans Rudolf Fuhrer a publié un très intéressant article, en collaboration avec Michael Olsansky, sur la menace militaire allemande et le rôle joué par notre pays dans l’élaboration du Plan Schlieffen.21 Quant aux relations avec l’Autriche-Hongrie, elles ont été marquées par une grande cordialité. De plus, la double monarchie a surtout été préoccupée par son expansion à l’est, de sorte qu’il y a peu à dire sur les menaces politico-militaires. L’ouvrage de Dannecker reste la référence dans ce domaine.22

Les menaces politico-militaires italiennes ont été davantage étudiées. Il faut d’emblée préciser que l’Etat-major italien a régulièrement planifié des actions militaires en Suisse à la suite de la signature de la Triplice. De plus, les revendications irrédentistes ont été perçues, dans notre pays, comme une menace importante, même si, en réalité, elles ne provenaient que de milieux extrémistes particuliers qui n’ont jamais exercé une influence significative sur les instances dirigeantes italiennes. L’étude de Hans Eberhart23 et l’article synthétique de Rudolf Dannecker24 constituent les références de base pour toutes ces questions. Pour les aspects plus strictement militaires, les publications d’Antonello Biagini/Daniel Reichel25 et d’Alberto Rovighi26 présentent beaucoup d’intérêt, d’autant qu’elles contiennent nombre de documents en annexe.

A l’instar des relations avec l’Italie, celles avec la France ont également été bien étudiées. Le livre d’Adolf Lacher, en dépit de son âge, représente l’ouvrage fondamental sur la question.27 Les actes du colloque de Neuchâtel de 1982 apportent de précieux compléments, notamment l’article de Jean-Claude Allain sur la politique helvétique de la France.28 Plus récemment, la Revue historique des armées a publié un numéro spécial sur les relations franco-suisses comprenant deux articles concernant notre période.29 Nous avons par ailleurs publié deux articles sur la perception de la menace militaire française en Suisse dans les années 1870–1880,30 ainsi qu’un recueil de documents d’archives qui contient l’ensemble des rapports des attachés militaires français en poste à Berne relatifs aux grandes manœuvres de l’armée suisse.31 Enfin, pour ce qui touche plus particulièrement à la Savoie, citons l’ouvrage récent de Rita Stöckli, qui traite de l’affaire de Savoie de 1860.32

 

 

 

 

 

3. Plan

 

L’ouvrage est articulé en deux parties. La première est consacrée aux aspects institutionnels de l’Etat-major général et comprend quatre chapitres. Le premier traite de l’organisation de l’Etat-major général, de son Bureau, de l’Etat-major de l’armée et du Grand Quartier général. Nous avons également voulu présenter de manière synthétique les différentes «ères» de l’institution, par le biais de courtes biographies de ses différents chefs, dans le but de montrer ce que chacun d’eux a réalisé, ce qu’il a apporté, ainsi que l’évolution de leur position institutionnelle. Enfin, le Service de renseignements a fait l’objet d’une étude spécifique. Elément indispensable de la planification stratégique, même s’il fut l’un des parents pauvres de l’Etat-major général, ce service méritait une étude plus particulière, notamment de son organisation et de ses méthodes de travail, ce qui a permis de mettre en évidence une partie des raisons des difficultés à évaluer les menaces politico-militaires étrangères.

Un deuxième chapitre étudie l’une des plus importantes activités de l’Etat-major général: l’élaboration des plans de mobilisation de l’armée. Cette activité a été régie successivement par deux documents essentiels qui structurent la première moitié du chapitre: l’instruction sur la mise sur pied de l’armée du 18 novembre 1878 et l’ordonnance sur la mobilisation du 18 novembre 1884. Ce dernier texte législatif fut complété trois ans plus tard par une ordonnance sur le Service territorial, le Service des étapes et celui des chemins de fer, formant ainsi un ensemble cohérent qui sera amélioré constamment sous l’ère Keller, qui forme la deuxième partie du chapitre.

Le chapitre III s’intéresse à la formation des officiers de l’Etat-major général et à leurs activités. Il analyse les différents documents régissant les modalités de recrutement et de formation – sélection, cursus et enseignements des différentes écoles –, ainsi que les carrières, avec le lancinant problème du retour périodique à la troupe. Il met en lumière les différences existant entre les textes législatifs et la réalité des pratiques quotidiennes dans ces divers domaines, ainsi que les différentes conceptions relatives à la fonction d’officier EMG. L’approche est largement quantitative, avec l’utilisation de nombreuses données statistiques sur les carrières et les activités des membres de l’Etat-major général au sein ou en dehors de l’institution.

Enfin, le dernier chapitre aborde la double question des compétences de l’Etat-major général et de ses relations avec les autres instances militaires. Organisation naissante au début de la période étudiée, l’Etat-major général ne possédait que des pouvoirs limités. Il partageait certaines compétences particulièrement importantes avec d’autres services du Département militaire fédéral, comme le chef d’arme de l’infanterie. Les habitudes antérieures, notamment la constitution de commissions, ne furent, par ailleurs, que peu à peu abandonnées. Ultérieurement, l’ère Keller fut marquée par une nouvelle répartition des pouvoirs, avec la consolidation de la position institutionnelle de l’Etat-major général et l’apparition de nouveaux acteurs en la personne des commandants de corps d’armée. La seconde partie du chapitre s’intéresse aux critiques faites à l’encontre de l’Etat-major général. Celui-ci fut accusé de cultiver un esprit bureaucratique et de caste. Des attaques plus violentes, qui ne visaient pas prioritairement l’Etat-major général, et que l’histoire a retenues sous le nom d’affaire de l’hydre, font l’objet de la fin du chapitre.

La seconde partie de l’ouvrage est consacrée aux relations politico-militaires de la Suisse avec ses quatre grands voisins. Le plan est articulé selon le principe chronologico-thématique. Nous avons divisé l’ensemble de la période en deux, avec l’année 1890 comme césure. Cette date constitue en effet une rupture à plus d’un titre. Tout d’abord, au niveau international, elle marque la fin de l’ère bismarckienne en Allemagne et le début d’une nouvelle politique, la Weltpolitik, avec l’avènement de Guillaume II et de Leo von Caprivi. De plus, le début des années 1890 voit aussi la Russie se détacher de l’Allemagne et se rapprocher de la France. Enfin, dès 1891, Alfred von Schlieffen remplace Alfred von Waldersee à la tête du Grand Etat-major allemand.

Sur le plan national, l’année 1890 représente un double tournant. Arnold Keller devient chef de l’Etat-major général, fonction qu’il occupera jusqu’en 1905. Cette nomination a donné une impulsion nouvelle à l’Etat-major général. En effet, la compétence technique de Keller, la durée de son activité et le fait que, pour la première fois, le chef de l’EMG soit nommé à titre permanent ont permis un développement significatif de l’institution. L’arrivée de Keller à la tête de l’Etat-major général a toutefois aussi marqué la fin de la bonne coopération entre ce dernier et le Département des affaires étrangères. Celle-ci avait commencé quelques années plus tôt, au moment de la crise boulangiste et était le fait de la bonne entente personnelle entre Alphons Pfyffer et Numa Droz. Enfin, au point de vue de la diplomatie, le début de la décennie marque la fin du «système Droz» et le retour aux pratiques anciennes en matière de relations extérieures, après le départ du Conseiller fédéral neuchâtelois en 1892.

Les deux périodes ont été abordées de manière thématique. Nous avons essentiellement travaillé par front. En raison du contexte politique international et de la situation géographique, nous avons distingué le front nord-ouest et le front sud. Le premier d’entre eux correspond bien évidemment au cas d’une guerre franco-allemande au cours de laquelle la Suisse pouvait être impliquée. Toutefois, l’Etat-major général a aussi envisagé la possibilité d’une action militaire directe de la part de la France ou de l’Allemagne. Nous verrons que la France a été perçue, pour diverses raisons, comme une menace particulièrement aiguë jusqu’au milieu des années 1880. Quant à l’Allemagne, une certaine méfiance est née à la suite de l’affaire Wohlgemuth, qui a montré que la neutralité helvétique pouvait être remise en cause par les Puissances.

La question du front sud est plus complexe. Elle ne se limite pas à la seule menace d’un conflit direct avec l’Italie. En raison de sa position géographique, la Suisse pouvait être directement impliquée en cas de guerre entre l’Italie et la France ou l’Autriche. Ce danger était particulièrement grand dans la première hypothèse, car les plus importantes lignes d’opérations entre les deux pays se trouvaient sur sol helvétique. De plus, la neutralisation de la Savoie pouvait également entraîner la Suisse dans les hostilités. Par ailleurs, la signature de la Triplice a fait naître un nouveau danger: celui d’un passage des armées italiennes à travers le territoire suisse, dans le but de coordonner l’action militaire germano-italienne contre la France. Dès lors, les chapitres relatifs au front sud comprennent également les thèmes en rapport avec le problème de la neutralité savoyarde et celui de la Triplice. Enfin, il faut encore dire deux mots du front est. Des quatre voisins de la Suisse, l’Autriche a été celui qui a été considéré comme le moins menaçant. L’Etat-major général a peu travaillé à l’hypothèse d’une guerre contre ce pays et la place qui revient à cette question se limite à la portion congrue.

La partie consacrée à la période 1890–1905 contient également deux autres chapitres. Le premier se rapporte à la nouvelle conception de la neutralité développée à la fin des années 1880, qui est née de la menace qui a commencé à peser sur son respect par les Puissances. Le second étudie les plans généraux de défense établis par l’Etat-major général. Ces plans correspondent aux préparatifs stratégiques destinés à jouer un rôle dans n’importe quelle situation de guerre. Ils comprennent les fortifications semi-permanentes en plaine, ainsi que les travaux découlant de l’importance stratégique du massif alpin.

 

 

 

 

 

4. Sources

 

Le fonds E 27 des Archives fédérales représente la première source employée pour cette étude. Il contient l’ensemble des documents émis par les différentes instances militaires au cours de la période: Département militaire fédéral, Etat-major général, chefs d’arme et de service, etc. Cette documentation a été complétée au moyen des informations recueillies dans les rapports annuels de gestion du DMF qui ont été dépouillés de manière systématique. La Revue militaire suisse, qui figure parmi les plus importantes publications militaires de l’époque, a également fait l’objet d’un traitement identique. Présentant de manière détaillée les différentes questions abordées, citant ou reproduisant, intégralement ou partiellement, des articles publiés dans d’autres périodiques militaires, la RMS a constitué une source particulièrement précieuse pour notre travail. Enfin, diverses publications de contemporains, livres, articles, ont également été consultées.

En ce qui concerne les relations internationales, nous devons beaucoup aux ouvrages publiés, dont nous avons donné une présentation au début de cette introduction. Nous avons toutefois eu recours à nombre d’autres documents. Il y a tout d’abord les publications contemporaines qui concernent particulièrement les conceptions relatives à la neutralité et à la question de la Savoie. Nous avons également travaillé sur divers documents d’archive, publiés ou non, pour compléter ou approfondir certaines questions. Les deux fonds E 2001 et E 2300 des Archives fédérales, ainsi que les Documents diplomatiques suisses33 nous ont fourni la documentation du point de vue suisse. Nous avons plus spécifiquement travaillé sur la correspondance échangée entre les représentations diplomatiques helvétiques à l’étranger et le Département politique.

L’étude des menaces étrangères nous a également conduit à étudier les documents des pays voisins de la Suisse. Concernant l’Allemagne, l’immense collection de documents diplomatiques publiés au lendemain de la Première Guerre mondiale par la Deutsche Verlagsgesellschaft für Politik und Geschichte nous a été des plus utiles, notamment les tomes IV, VI, VII et XVIII.34 Pour l’Italie, les annexes des ouvrages, déjà cités, d’Antonello Biagini/Daniel Reichel35 et d’Alberto Rovighi36 ont mis à notre disposition divers plans, études et analyses des instances militaires de ce pays. Enfin, en ce qui concerne la France, nous avons utilisé trois fonds conservés au Service historique de la Défense, Département Terre à Vincennes: 1 M, 1 N et 7 N, ainsi que divers rapports des attachés militaires français dont nous avons réalisé récemment la publication.37

 

 

 

 

 

CHAP. I: L’organisation et les missions de l’Etat-major général

 

 

1. L’Etat-major général

 

1.1. L’Etat-major général avant 1874

L’Etat-major général a été créé en 1804, sous le régime de la Médiation.1 C’était un organe non permanent, coexistant avec un corps du génie permanent à la tête duquel se trouvait un quartier-maître, le colonel Finsler. Sa structure et les attributions de chacun de ses membres étaient à la fois compliquées et mal définies. Il connut en outre, à ses débuts, des difficultés d’organisation du fait de l’opposition de Napoléon à la nouvelle institution, celui-ci craignant de voir une force militaire organisée se reconstituer dans une Suisse dont il doutait de la sincérité du gouvernement.

Les différentes mises sur pied de l’armée, en 1805, 1809, 1813 et, surtout, en 1815, montrèrent toutes les insuffisances de l’organisation en vigueur. La répartition des tâches entre le major-général2 et le quartier-maître3 fut un des problèmes les plus importants à résoudre au quotidien. Le service de renseignements se révéla également tout aussi boiteux, tandis que le ravitaillement de l’armée, confié au commissaire des guerres en chef, connut des difficultés particulières, notamment au cours de la désastreuse expédition de 1815 en Franche-Comté.

Le Règlement militaire du 20 juillet 1817 créa un Etat-major fédéral du temps de paix, qui coiffait l’armée fédérale, composée d’une élite et d’une réserve. Nommé en partie par la Diète et en partie par le président de l’assemblée, cet Etat-major se composait de 20 à 24 colonels fédéraux, d’un nombre non précisé de lieutenants-colonels et, ultérieurement, de majors, du médecin en chef, des adjudants, des officiers de l’Etat-major de l’artillerie, du génie, du commissariat et de la justice militaire. Ces officiers constituaient une réserve de cadres dans laquelle on puisait pour désigner, au moment de la mise sur pied, les commandants et les officiers d’état-major des formations supérieures au bataillon, formations qui n’existaient pas en période de paix et que l’on organisait au moment de la mobilisation.

Parmi les officiers de l’Etat-major fédéral se trouvaient les membres, élus par la Diète, de la Commission d’inspection militaire. Celle-ci se composait de trois membres permanents, le colonel quartier-maître, le colonel inspecteur de l’artillerie et le commissaire général des guerres, ainsi que de deux autres colonels fédéraux, élus pour une année et non immédiatement rééligibles, et d’un secrétaire permanent dès 1818. En 1831, la composition de la Commission fut modifiée. Les deux colonels fédéraux virent la durée de leur mandat allongée à trois ans, tandis que deux autres membres temporaires furent ajoutés. Cette institution, héritière des anciens conseils de guerre, assumait les tâches les plus diverses correspondant à celles attribuées ultérieurement au Département militaire fédéral, notamment la Commission de défense nationale et l’Etat-major général.

Le quartier-maître avait des tâches particulières. Il était chef d’arme du génie et dirigeait les travaux trigonométriques et cartographiques. De plus, il assumait les fonctions de chef de l’Etat-major général et, à ce titre, était chargé des questions de mobilisation et des opérations de l’armée. Comme le souligne Georges Rapp, «le cumul de deux activités par le quartier-maître général n’est pas fortuit. Aussi longtemps qu’on ne forma pas des officiers d’état-major général au sens où on l’entendra plus tard, les membres de l’Etat-major du génie, plus instruits par nécessité que leurs collègues et chargés de tâches plus complexes et plus polyvalentes, restèrent les aides du haut commandement les plus compétents, sinon les mieux utilisés.»

En 1835, un projet de réforme des institutions militaires fut repoussé et cette organisation resta en vigueur jusqu’en 1850. En ce qui concerne l’Etat-major de l’armée, organe d’aide au commandement et de conduite du général, une organisation fut prescrite dans un manuel entériné par la Commission d’inspection militaire le 12 mars 1823. Elle fut redéfinie le 10 décembre 1846 dans une Instruction pour l’Etat-major général de l’armée fédérale, dont l’auteur est probablement Guillaume-Henri Dufour.

Au lendemain de la création de l’Etat fédéral en 1848, conjointement avec le développement de la centralisation militaire, un Etat-major fédéral permanent se mit en place.4 L’organisation était définie de manière laconique dans les articles 20 et 21 de la loi sur l’organisation militaire du 8 mai 1850. L’Etat-major fédéral se divisait en six états-majors:

– un Etat-major général;

– un Etat-major du génie;

– un Etat-major de l’artillerie;

– un Etat-major judiciaire;

– un Etat-major du commissariat;

– un Etat-major sanitaire.

 

L’Etat-major général se composait de 40 colonels, 30 lieutenants-colonels, 30 majors et d’un nombre non-précisé de capitaines et de premiers-lieutenants. Comme précédemment, les fonctions que devaient remplir les officiers d’état-major général en cas de mise sur pied n’étaient pas définies. Ils constituaient toujours une réserve de personnel dans laquelle on puisait, en cas de mobilisation, pour désigner les commandants des formations supérieures à celles du bataillon, les officiers d’état-major et les adjudants.