CHAPITRE PREMIER.

Table des matières

« Ces vapeurs bouillonnant tout autour des glaciers,

« Au-dessous de mes pieds s’élèvent en spirale :

« Ces nuages épais dont la blancheur égale

« Celle qu’offre à nos yeux l’Océan écumant,

« Quand son sein se soulève, agité par le vent…

« Ah ! la tête me tourne !

MANFRED.

PRÈS de quatre siècles se sont écoulés depuis que les événemens qui vont être rapportés dans cet ouvrage se passèrent sur le continent. Les documens qui contenaient l’esquisse de cette histoire, et qu’on pourrait invoquer comme les preuves de son authenticité, furent long-temps conservés dans la superbe bibliothèque de Saint-Gall ; mais ils ont été détruits, ainsi que la plupart des trésors littéraires de ce couvent, quand il fut pillé par les armées révolutionnaires de la France. La date historique de ces événemens nous reporte au milieu du quinzième siècle, époque importante où la chevalerie brillait encore d’un dernier rayon qui devait être bientôt totalement éclipsé, dans quelques pays par l’établissement d’institutions libres, dans d’autres par celui du pouvoir arbitraire, ce qui rendait également inutile l’intervention de ces redresseurs de torts, dont l’autorité n’était appuyée que sur le glaive.

Au milieu de la lumière générale qui s’était récemment répandue sur l’Europe, plusieurs pays, tels que la France, la Bourgogne, l’Italie, et plus particulièrement l’Autriche, avaient appris à connaître le caractère d’un peuple dont jusqu’alors ils avaient à peine soupçonné l’existence. Il est vrai que les habitans de ces contrées situées dans les environs des Alpes, cette immense barrière, n’ignoraient pas que malgré leurs aspects déserts et sauvages, les vallées isolées qui serpentaient entre ces montagnes gigantesques nourrissaient une race de chasseurs et de bergers ; ces montagnards vivant dans un état de simplicité primitive, arrachant au sol par de pénibles travaux des moyens de subsistance, poursuivant le gibier sur les montagnes les plus inaccessibles et à travers les forêts de pins les plus épaisses, conduisaient leurs bestiaux où ils pouvaient trouver quelque pâture, même dans le voisinage des neiges éternelles. Mais l’existence d’un tel peuple, ou plutôt d’un certain nombre d’agrégations d’hommes réduits presque tous aux mêmes travaux et à la même pauvreté, avait peu occupé l’attention des princes riches et puissans des environs. C’est ainsi que les troupeaux majestueux qui paissent dans de fertiles prairies s’inquiètent peu que quelques chèvres sauvages trouvent une nourriture précaire sur les flancs des rochers.

Ces montagnards commencèrent pourtant à exciter la surprise et l’attention vers le milieu du quatorzième siècle, lorsque la renommée parla de plusieurs combats sérieux dans lesquels la chevalerie allemande voulant réprimer des insurrections parmi ses vassaux des Alpes, avait essuyé plusieurs sanglantes défaites, quoiqu’elle eût pour elle le nombre, la discipline et l’avantage de l’équipement militaire. On fut étonné que la cavalerie, force principale des armées féodales, eût été mise en déroute par des fantassins, et que des guerriers complètement couverts d’acier eussent été terrassés par des hommes qui ne portaient aucune armure défensive, et qui pour attaquer n’étaient qu’irrégulièrement armés de piques, de hallebardes et de bâtons. Par-dessus tout, on regarda comme une espèce de miracle que des chevaliers et des nobles eussent été vaincus par des paysans et des bergers. Mais les victoires réitérées que les Suisses remportèrent à Laupen, à Sempach, et sur d’autres champs de bataille moins célèbres, indiquèrent clairement qu’un nouveau principe d’organisation civile et de mouvemens militaires avait pris naissance dans les régions orageuses de l’Helvétie.

Cependant, quoique les victoires décisives qui assurèrent la liberté des cantons suisses, aussi bien que l’esprit de résolution et de sagesse avec lequel les membres de cette petite confédération s’étaient maintenus contre les plus grands efforts de l’Autriche, eussent répandu leur renommée dans tous les pays des environs ; quoiqu’ils eussent le sentiment intime de la force que leur avaient acquise des victoires répétées, néanmoins, jusqu’au milieu du quinzième siècle et même encore plus tard, ils conservèrent en grande partie la sagesse, la modération et la simplicité de leurs anciennes moeurs. Ceux même à qui le commandement des troupes de la république était confié pendant la guerre avaient coutume de reprendre la houlette du berger quand ils déposaient le bâton de commandement : comme les dictateurs romains, ils se confondaient avec leurs concitoyens, et n’étaient plus que leurs égaux quand ils descendaient du rang auquel leurs éminens talens et la voix de leur patrie les avaient élevés.

C’est donc dans les cantons des Forêts, de la Suisse, et pendant l’automne de 1474, que notre histoire commence.

* *

*

Deux voyageurs, l’un étant déjà bien loin du printemps de la vie, l’autre paraissant avoir vingt-deux à vingt-trois ans, avaient passé la nuit dans la petite ville de Lucerne, capitale du canton de ce nom, située magnifiquement sur le lac des Quatre-Cantons. Leur apparence et leur costume semblaient annoncer des marchands de la première classe ; et tandis qu’ils allaient à pied, manière de voyager que la nature du pays rendait le plus facile, un jeune paysan, venu du côté des Alpes qui domine l’Italie, les suivait avec une mule de somme sur laquelle il montait quelquefois, mais que plus souvent il conduisait par la bride.

Ces voyageurs étaient des hommes de bonne mine, tels qu’on en voit peu communément, et ils semblaient unis par les liens d’une proche parenté. Probablement c’était le père et le fils ; car dans la petite auberge où ils avaient passé la soirée précédente, la grande déférence et le respect du plus jeune pour le plus âgé avaient excité l’attention des naturels du pays qui, de même que tous les êtres vivant loin du monde, étaient d’autant plus curieux qu’ils avaient moins de moyens d’apprendre. Ils remarquèrent aussi que les marchands, sous prétexte qu’ils étaient pressés, refusèrent d’ouvrir leurs balles et d’entrer en trafic avec les habitans de Lucerne, alléguant pour excuse qu’ils n’avaient aucunes marchandises qui pussent leur convenir. Les femmes de la ville furent d’autant plus piquées de la réserve des marchands voyageurs, qu’on leur avait donné à entendre que la cause véritable en était que les marchandises qu’ils avaient à vendre étaient trop chères pour trouver des acheteurs dans les montagnes helvétiques ; car il avait transpiré, grâce au babil du jeune paysan qui accompagnait ces étrangers, qu’ils avaient été à Venise, et qu’ils y avaient acheté beaucoup de marchandises précieuses importées de l’Inde et de l’Égypte dans cette cité célèbre, marché général de tout l’Occident et même de l’Europe.

Or les jeunes Helvétiennes étaient d’autant plus contrariées qu’elles avaient fait la découverte depuis peu que les riches étoffes et les pierres précieuses étaient agréables à la vue ; et quoique sans espoir de se procurer de pareils ornemens, elles éprouvaient le désir assez naturel de voir le riche assortiment des marchands et de toucher des objets si rares.

On remarqua aussi que quoique ces étrangers fussent polis, ils n’avaient pas ce désir empressé de plaire que montraient les marchands colporteurs de la Lombardie ou de la Savoie qui rendaient visite de temps en temps aux habitans des montagnes, et qui y faisaient des tournées plus fréquentes depuis que la victoire avait procuré quelque richesse aux Suisses et leur avait fait connaître de nouveaux besoins. Ces autres marchands étaient civils et empressés, comme leur profession l’exigeait ; mais ces nouveaux-venus semblaient pleins d’indifférence pour leur commerce, ou du moins pour le profit qu’ils auraient pu faire dans la Suisse.

La curiosité était encore excitée par la circonstance qu’ils se parlaient l’un à l’autre une langue qui n’était certainement ni l’allemand, ni l’italien, ni le français ; mais qu’un vieux domestique de l’auberge, qui avait été autrefois jusqu’à Paris, supposa être l’anglais. Tout ce qu’on savait des Anglais se bornait à peu de chose. C’était, disait-on, une race d’hommes fiers, habitant une île, en guerre avec les Français depuis des siècles, et dont un corps nombreux avait autrefois envahi les cantons des Forêts et subi une défaite signalée dans la vallée de Russwil, comme s’en souvenaient fort bien les vieillards de Lucerne, à qui cette tradition avait été transmise par leurs pères.

Le jeune homme qui accompagnait ces étrangers était du pays des Grisons, comme on le reconnut bientôt ; et il leur servait de guide, aussi bien que le lui permettait la connaissance qu’il avait des montagnes. Il dit qu’ils avaient dessein d’aller à Bâle, mais qu’ils semblaient désirer de s’y rendre par des chemins détournés et peu fréquentés. Les circonstances que nous venons de rapporter augmentèrent encore le désir général de mieux connaître ces voyageurs et de voir leurs marchandises.

Cependant pas une balle ne fut ouverte, et les marchands, quittant Lucerne le lendemain matin, continuèrent leur fatigant voyage, préférant un chemin plus long et de mauvaises routes à travers les cantons paisibles de la Suisse plutôt que de s’exposer aux exactions et aux rapines de la cavalerie pillarde d’Allemagne, dont les membres s’érigeant en souverains, faisaient la guerre au gré de leur bon plaisir, et levaient des taxes et des droits sur tous ceux qui passaient sur leurs domaines d’un mille de largeur avec toute l’insolence d’une tyrannie subalterne.

Après leur départ de Lucerne, les deux marchands continuèrent leur voyage heureusement pendant quelques heures. La route, quoique escarpée et difficile, était rendue intéressante par ces brillans phénomènes qu’aucun pays ne déploie d’une manière plus étonnante que cette Helvétie, où le défilé des rochers, la vallée verdoyante, le grand lac et le torrent fougueux se distinguent des autres pays de montagnes par les magnifiques et effrayantes horreurs des glaciers.

Ce n’était pas dans ce siècle que les beautés et la grandeur d’un paysage faisaient beaucoup d’impression sur l’esprit du voyageur ou de l’habitant du pays. Ces objets, quelque importans qu’ils fussent, étaient familiers aux derniers ; leurs habitudes journalières et leurs travaux les y avaient accoutumés. Les autres, en traversant un pays sauvage, y éprouvaient peut-être plus de terreur qu’ils n’y remarquaient de beautés, et ils étaient plus empressés d’arriver en sûreté à l’endroit où ils comptaient passer la nuit que de s’extasier sur la grandeur des scènes qui s’offraient à leurs yeux avant qu’ils eussent gagné leur gîte. Cependant nos marchands, tout en continuant leur route, ne purent s’empêcher d’être vivement frappés du paysage qui les entourait.

Leur route suivait les bords du lac, tantôt s’élevant à une grande hauteur sur les flancs de la montagne et serpentant le long de rochers aussi perpendiculaires que le mur d’un château-fort. Quelquefois elle présentait à l’oeil des aspects plus doux, des coteaux couverts d’une verdure délicieuse, des vallées profondes et retirées, des pâturages et des terres labourables ; ensuite un hameau de chaumières construites en bois avec sa petite église de forme fantastique et son clocher ; enfin des vergers et des coteaux couverts de vignes, et par intervalle le cours d’un ruisseau qui allait se jeter dans le lac.

– Ce ruisseau, Arthur, dit le plus âgé des deux voyageurs qui s’étaient arrêtés d’un commun accord pour contempler un paysage semblable au dernier que je viens de décrire ; ce ruisseau ressemble à la vie d’un homme vertueux et heureux.

– Et ce torrent qui se précipite de cette montagne éloignée, et dont le cours est marqué par une ligne d’écume blanche, demanda Arthur, à quoi ressemble-t-il ?

– À la vie d’un homme brave et infortuné, répondit son père.

– À moi le torrent, dit Arthur ; un cours impétueux que nulle force humaine ne peut arrêter, et peu importe qu’il soit aussi court que glorieux.

– C’est la pensée d’un jeune homme, répliqua son père ; mais je sais qu’elle est tellement enracinée dans votre coeur, que la main cruelle de l’adversité pourra seule l’en arracher.

– Les racines tiennent encore, reprit le jeune homme, et cependant il me semble que l’adversité y a déjà assez porté la main.

– Vous parlez de ce que vous ne comprenez guère, mon fils, lui dit son père. Apprenez que jusqu’à ce qu’on ait passé le milieu de la vie, on sait à peine distinguer le vrai bonheur de l’adversité ; ou plutôt on recherche comme des faveurs de la fortune ce qu’on devrait regarder comme des marques de son courroux.

Voyez là-bas cette montagne dont le front sourcilleux porte un diadème de nuages qui tantôt s’élèvent, tantôt s’abaissent, suivant que le soleil les frappe, mais que ses rayons ne peuvent disperser. – Un enfant pourrait croire que c’est une couronne de gloire ; – un homme y voit l’annonce d’une tempête.

Arthur suivait la direction des yeux de son père, qui se fixaient sur le sommet sombre et noir du Mont Pilate.

– Le brouillard qui couvre cette montagne sauvage est-il donc d’un si mauvais augure ? demanda le jeune homme.

– Demandez-le à Antonio, lui répondit son père ; il vous racontera la légende.

Arthur s’adressa au jeune Suisse qui les accompagnait, et lui demanda le nom de cette sombre montagne qui de ce côté semble le monarque de toutes celles qu’on voit dans les environs de Lucerne.

Le jeune homme fit un signe de croix avec dévotion, et raconta la légende populaire, qui prétend que le coupable proconsul de la Judée avait terminé en cet endroit sa vie impie ; qu’après avoir passé plusieurs années dans les retraites solitaires de cette montagne qui porte encore son nom, ses remords et son désespoir, plutôt que sa pénitence, l’avaient précipité dans le lac sinistre qui en occupe le sommet. L’eau se refusa-t-elle au supplice de ce misérable, ou, son corps ayant été noyé, son esprit continua-t-il à hanter le lieu où le suicide avait été commis, c’est ce qu’Antonio ne se chargea pas d’expliquer. Mais on voyait souvent, ajouta-t-il, une forme humaine sortir de cette eau sombre, et imiter les gestes d’un homme qui se lave les mains. Quand cela arrivait, des masses épaisses de brouillard se rassemblaient d’abord tout autour du Lac Infernal (car tel est le nom qu’il portait autrefois), et couvrant ensuite de ténèbres toute la partie supérieure de la montagne, annonçaient une tempête ou un ouragan qui ne tardait jamais à arriver. Il ajouta que cet esprit malfaisant était pareillement courroucé de l’audace des étrangers qui osaient gravir la montagne pour contempler le théâtre de son châtiment, et qu’en conséquence les magistrats avaient défendu que qui que ce soit approchât du Mont Pilate, sous peine d’une punition sévère. Antonio fit encore le signe de la croix en finissant sa relation, et cet acte de dévotion fut imité par ses auditeurs, trop bons catholiques pour douter de la vérité de son histoire.

– Comme le maudit païen semble nous menacer ! dit le jeune marchand tandis que des nuages noirs s’accumulaient sur le sommet du Mont Pilate. – Vade retrò ! – Nous te défions, pécheur ! Un vent qui se faisait entendre plutôt que sentir, commença à rugir ainsi qu’aurait pu le faire un lion expirant, comme si l’esprit du criminel puni eût voulu accepter le défi téméraire du jeune Anglais. On vit descendre le long des flancs escarpés de la montagne de lourdes vapeurs qui, roulant à travers ses larges crevasses, semblaient des torrens de laves se précipitant du haut d’un volcan. Les rochers arides qui formaient les bords de ces immenses ravins montraient leurs pointes rocailleuses audessus du brouillard, comme pour diviser ces torrens de vapeurs qui se précipitaient autour d’eux ; et pour offrir un contraste à cette scène sombre et menaçante, la chaîne plus éloignée des montagnes de Righi brillait sous les rayons d’un beau soleil d’automne.

Tandis que les voyageurs contemplaient un tableau qui ressemblait aux préparatifs d’un combat entre les puissances de la lumière et celle des ténèbres, leur guide en son jargon mêlé d’italien et d’allemand les engagea à doubler le pas. – Le village où il se proposait de les conduire, leur dit-il, était encore éloigné, la route était mauvaise et difficile à trouver ; et si l’esprit malfaisant, ajouta-t-il en jetant un coup d’oeil sur le Mont Pilate et en faisant encore un signe de croix, couvrait la vallée de ses ténèbres, le chemin deviendrait de plus en plus incertain et dangereux. Ainsi avertis, les voyageurs fermèrent le collet de leurs manteaux, enfoncèrent avec un air de résolution leurs toques sur leurs sourcils, serrèrent la large ceinture qui à l’aide d’une boucle retenait leur manteau sur leur corps, et chacun d’eux tenant en main le bâton garni d’un fer pointu dont on se sert sur ces montagnes, ils continuèrent à marcher avec vigueur.

À chaque pas qu’ils faisaient la scène semblait changer autour d’eux. Chaque montagne, comme si la forme en eût été flexible et changeante comme celle du nuage dont les contours varient sans cesse, offrait un aspect différent, suivant les mouvemens et la marche des étrangers à qui le brouillard découvrait les rochers et les vallées, ou les cachait sous son manteau de vapeurs. Leur chemin n’était qu’un sentier serpentant le long des sinuosités de la vallée, et tournant souvent autour de rochers et d’autres obstacles qu’il était impossible de surmonter ; ce qui ajoutait à la variété agreste d’une marche pendant laquelle les voyageurs finirent par perdre entièrement les idées vagues qu’ils avaient pu avoir sur la direction de leur route.

– Je voudrais, dit le plus âgé, que nous eussions cette aiguille mystérieuse dont la pointe, disent les marins, regarde toujours le nord, et qui les met en état de retrouver leur chemin en pleine mer quand il n’y a ni cap, ni promontoire, ni soleil, ni lune, ni étoiles, ni aucun signe sur la terre ou dans le ciel pour leur indiquer de quel côté ils doivent se diriger.

– Elle ne nous serait probablement pas d’une grande utilité au milieu de ces montagnes, répondit le plus jeune, car quoique cette aiguille merveilleuse puisse maintenir sa pointe tournée vers le nord quand elle se trouve sur une surface plate comme la mer, on ne doit pas supposer qu’elle conserverait le même pouvoir quand ces énormes montagnes s’élèveraient comme des murailles entre l’acier qui la compose et l’objet qui exerce sur elle une force de sympathie.

– Notre guide, dit le père, est devenu de plus en plus stupide depuis qu’il a quitté la vallée où est son domicile ; je crains qu’il ne nous soit aussi inutile pour nous conduire que vous supposez que le serait la boussole parmi les montagnes de cette contrée sauvage. – Mon garçon, continua-t-il en adressant la parole à Antonio en mauvais italien, croyez-vous que nous soyons sur le chemin que nous avions dessein de suivre ? – S’il plaît à saint Antoine, répondit le guide, évidemment trop embarrassé pour faire une réponse plus directe.

– Et cette eau à demi cachée sous les vapeurs, et qu’on voit briller à travers le brouillard au pied de cette énorme montagne noire, fait-elle encore partie du lac de Lucerne, ou en avonsnous rencontré un autre depuis que nous avons gravi la dernière montagne ? Tout ce que put répondre Antonio fut qu’ils devaient encore être près du lac de Lucerne, et qu’il espérait que ce qu’on voyait là-bas ferait partie de la nappe d’eau qui s’étendait de ce côté. Mais il ne pouvait rien dire avec certitude.

– Chien d’Italien ! s’écria le jeune voyageur, tu mériterais d’avoir les os brisés pour t’être chargé de fonctions que tu es aussi hors d’état de remplir que tu l’es de nous guider vers le ciel ! – Paix, Arthur, lui dit son père ; si vous effrayez ce drôle il s’enfuira, et nous perdrons le faible avantage que peuvent nous procurer ses connaissances locales. Si vous employez contre lui le bâton, il se servira contre vous du couteau. Car telle est l’humeur vindicative du Lombard. De toute manière vous augmentez notre embarras au lieu de nous en tirer. – Écoute, mon enfant, continua-t-il en s’adressant au guide dans son mauvais italien, ne crains rien de ce jeune étourdi, je ne souffrirai pas qu’il te fasse le moindre mal. Peux-tu m’apprendre le nom des villages où nous devons passer aujourd’hui ? Rassuré par le ton de douceur du vieux voyageur, le guide qui avait été un peu alarmé du ton dur et des expressions mena çantes du jeune homme, prononça en son patois plusieurs noms dans lesquels les sons gutturaux de l’allemand formaient un mélange singulier avec le doux accent de l’italien, mais qui ne donnèrent au vieillard aucun renseignement intelligible sur l’objet de sa question, de sorte qu’il fut enfin forcé de s’écrier : – Marchez donc en avant, au nom de Notre-Dame, ou de saint Antoine, si vous le préférez ; car je vois que nous ne faisons que perdre du temps en cherchant à nous entendre l’un et l’autre.

Ils se remirent en chemin comme auparavant, avec cette différence que le guide, tenant le mulet par la bride, marchait le premier au lieu de suivre les deux autres, dont il avait dirigé les mouvemens jusqu’alors en leur indiquant par derrière la direction qu’ils devaient suivre. Cependant les nuages s’épaississaient sur leurs têtes, et le brouillard qui n’avait d’abord été qu’une légère vapeur commença à tomber en forme de petite pluie ou comme des gouttes de rosée sur les manteaux des voyageurs. On entendit dans les montagnes éloignées des sons semblables à des gémissemens, comme ceux par lesquels l’esprit malfaisant du Mont Pilate avait semblé annoncer la tempête. Le guide pressa de nouveau les deux voyageurs de doubler le pas, mais il y mettait obstacle lui-même par la lenteur et l’indécision qu’il montrait en les conduisant.

Après avoir fait ainsi trois à quatre milles, pendant lesquels l’incertitude doublait leur fatigue, ils se trouvèrent enfin sur un sentier fort étroit au sommet d’une montagne taillée à pic, au pied de laquelle était de l’eau qu’ils voyaient briller chaque fois que les coups de vent qui devenaient assez fréquens chassaient le brouillard ; mais était-ce le même lac sur les bords duquel ils avaient commencé leur voyage le matin, ou une autre nappe d’eau de même espèce ? était-ce une grande rivière ou un large torrent ? c’était ce qu’il leur devenait impossible de distinguer.

La seule chose dont ils fussent sûrs, c’était qu’ils n’étaient pas sur les bords du lac de Lucerne dans un endroit où il a sa largeur ordinaire, car les mêmes coups de vent qui leur faisaient voir l’eau presque sous leurs pieds, leur permettaient d’apercevoir la rive de l’autre côté ; mais cette vue n’étant que momentanée, ils ne pouvaient juger bien exactement à quelle distance se trouvait cette rive, quoiqu’elle fût assez voisine pour leur permettre d’y entrevoir de grands rochers sur lesquels s’élevaient des pins, tantôt réunis en groupe, tantôt croissant solitairement.

Jusqu’alors le chemin, quoique raboteux et escarpé, était indiqué assez clairement par des traces qui prouvaient que des voyageurs à pied et des chevaux y avaient passé. Mais tout à coup à l’instant où Antonio, conduisant son mulet, venait d’atteindre le sommet d’une éminence faisant saillie, et sur laquelle le sentier les avait conduits en tournant, il s’arrêta tout court en poussant son exclamation ordinaire, adressée à son saint patron. Arthur crut voir que le mulet partageait la terreur du guide, car il recula d’un pas, plaça ses pieds de devant à quelque distance l’un de l’autre, et prit une attitude qui indiquait à la fois l’horreur, l’effroi, et la détermination de résister à toutes les invitations qu’on pourrait lui faire d’avancer.

Arthur doubla le pas, non-seulement par curiosité mais pour s’exposer au péril, s’il en existait, avant que son père arrivât pour le partager. En moins de temps que nous n’en avons mis à écrire les lignes qui précèdent, il se trouva à côté d’Antonio et du mulet sur la plate-forme du rocher, où le sentier qui les y avait conduits semblait se terminer tout à coup, et au bas de laquelle devant lui était un précipice dont le brouillard empêchait de distinguer la profondeur, mais qui avait certainement plus de trois cents pieds.

Le regard des voyageurs annonçait l’alarme et le désappointement qu’ils éprouvaient de cet obstacle inattendu, et à ce qu’il paraissait, insurmontable. Le père qui arriva quelques instans après ne donna à ses compagnons aucun motif d’espérance ou de consolation. À son tour il contempla le gouffre couvert de brouillard qui s’ouvrait sous leurs pieds, et il porta ses regards tout autour de lui, mais inutilement, pour chercher la continuation d’un sentier qui bien certainement n’avait pu être pratiqué dans l’origine pour aboutir dans un tel lieu. Comme ils ne savaient quel parti prendre, le fils tâchant en vain de découvrir quelque moyen d’avancer, le père étant sur le point de proposer de retourner par le même chemin qu’ils étaient venus, le sifflement du vent se fit entendre dans la vallée avec plus de force encore. Chacun d’eux connaissant le danger qu’il courait dans sa situation précaire, s’accrocha à des buissons ou à quelque pointe de rocher, et le pauvre mulet lui-même sembla s’affermir sur ses jarrets pour pouvoir résister à l’ouragan. Il ne tarda pas à éclater, et ce fut avec une telle fureur que les voyageurs crurent sentir trembler le rocher sous leurs pieds ; ils en auraient été enlevés comme des feuilles desséchées, sans la précaution qu’ils avaient prise pour prévenir cette catastrophe. Cependant la violence de ce coup de vent ayant écarté complètement pendant trois ou quatre minutes le voile de brouillard que ceux qui l’avaient précédé n’avaient fait que rendre plus transparent ou entr’ouvrir un seul instant, ils reconnurent la nature et la cause de l’interruption qu’avait éprouvée leur marche.

Par un coup d’oeil rapide mais assuré, Arthur fut alors en état de remarquer que le sentier par lequel ils étaient parvenus à cette plate-forme se continuait autrefois plus loin dans la même direction sur une couche profonde de terre. Mais dans une de ces affreuses convulsions de la nature qui ont lieu dans ces régions sauvages, toute la terre détachée des rochers avec les buissons, les arbres, et tout ce qui la couvrait s’était précipitée au fond de l’abîme et dans la rivière qui y coulait ; car il était évident alors que cette eau, aperçue à plus de trois cents pieds, en était une, et non un lac ou une branche de lac, comme ils l’avaient supposé jusqu’alors.

La cause immédiate de ce bouleversement pouvait avoir été un tremblement de terre, phénomène qui n’est pas rare dans ce pays. Cette couche de terre qui n’était plus alors qu’une masse confuse de ruines offrait encore quelques arbres qui y croissaient dans une position horizontale ; d’autres avaient été brisés dans leur chute, et quelques-uns avaient leur cime plongée dans la rivière dont les eaux avaient autrefois réfléchi leur ombre. Les rochers qui restaient par derrière, semblables au squelette de quelque monstre énorme, formaient la muraille d’un abîme effrayant qu’on eût pu prendre pour une carrière nouvellement exploitée, mais d’un aspect d’autant plus lugubre, que la nature n’avait pas encore eu le temps d’y placer les germes de la végétation, qui couvre promptement la surface des rochers les plus arides.

Indépendamment de ces signes qui tendaient à prouver que la destruction du sentier était toute récente, Arthur remarqua aussi de l’autre côté de la rivière, plus haut dans la vallée et s’élevant au sein d’une forêt de pins entrecoupée par des rochers, un édifice carré d’une hauteur considérable, semblable aux ruines d’une tour gothique. Il montra cet objet à Antonio, en lui demandant s’il le connaissait ; car il pensait avec raison que la situation particulière de ce bâtiment en faisait un point qu’il était impossible d’oublier quand on l’avait vu une seule fois. Le jeune guide le reconnut promptement et avec plaisir, et lui dit que cet endroit se nommait Geierstein, c’est-à-dire, comme il l’expliqua, le Rocher des Vautours. Il le reconnaissait, dit-il, non-seulement par la tour, mais encore par le pinacle d’un énorme rocher voisin, presque en forme de clocher, sur le haut duquel un lammer-geier, ou vautour des agneaux, un des plus grands oiseaux de proie connus, avait autrefois emporté l’enfant d’un ancien seigneur du château. Pendant qu’Antonio racontait le voeu qu’avait fait à Notre-Dame-d’Einsiedlen le chevalier de Geierstein, le château, les rochers, les bois, les montagnes disparurent à leurs yeux, et furent de nouveau cachés par le brouillard. Mais comme il terminait sa relation merveilleuse par le miracle qui remit l’enfant entre les bras de son père, il s’écria tout à coup : – Prenez garde à vous ! l’ouragan ! l’ouragan ! Le vent à l’instant même chassa encore devant lui le brouillard, et rendit aux voyageurs la vue des horreurs magnifiques dont ils étaient entourés.

– Oui, dit Antonio d’un air triomphant quand le vent eut cessé de souffler, le vieux Ponce n’aime guère à entendre parler de Notre-Dame-d’Einsiedlen ; mais elle protégera contre lui ceux qui ont confiance en elle. Ave Maria.

– Cette tour semble inhabitée, dit le jeune voyageur. Je n’y aperçois aucune fumée, et les créneaux des murailles tombent en ruine.

– Il y a bien long-temps que personne n’y demeure, reprit le guide ; mais avec tout cela je voudrais y être. L’honnête Arnold Biederman, le landamman1 du canton d’Underwald, demeure tout auprès ; et je vous réponds que partout où il est le maître, ce qui se trouve de mieux dans sa cave et dans son garde-manger est toujours au service de l’étranger.

– J’ai entendu parler de lui, dit le vieux voyageur qu’Antonio avait appris à nommer signor Philipson, comme d’un homme vertueux et hospitalier, et qui mérite le crédit dont il jouit auprès de ses concitoyens.

– Vous lui rendez justice, signor, répondit le guide, et je voudrais que nous pussions gagner son logis, où vous seriez sûr d’être bien accueilli et de recevoir de bons avis pour votre voyage de demain. Mais comment pourrions-nous arriver au château des Vautours sans avoir des ailes comme un vautour ? c’est une question difficile à résoudre.

Arthur y répondit par une proposition hardie, que le lecteur trouvera dans le chapitre suivant.

1 Premier magistrat du canton. – AUT.

CHAPITRE II.

Table des matières

« L’horizon s’obscurcit. – Appuyez-vous sur moi.

« Mettez le pied ici, – puis là ; – d’une main sûre,

« Saisissez cet arbuste. – Allez avec mesure. –

« Courage ! – Servez-vous de ce bâton ferré. –

« Donnez-moi votre main. – Bien ! – Soyez assuré

« Que nous serons rendus au chalet dans une heure. »

LORD BYRON Manfred

APRÈS avoir examiné cette scène de désolation aussi exactement que le permettaient les sombres nuages de l’atmosphère : – Dans tout autre pays, dit le jeune voyageur, je dirais que la tempête commence à se passer ; mais ce serait une témérité de vouloir prédire à quoi l’on doit s’attendre dans ces régions sauvages. Si l’esprit apostat de Pilate est réellement porté sur les ailes de l’ouragan, les sifflemens du vent, qui ne se font plus entendre que dans le lointain, semblent indiquer qu’il retourne au lieu de son châtiment. Le sentier a disparu avec le terrain sur lequel il avait été tracé ; mais j’en vois la continuation au fond de cet abîme ; il marque comme par une bande d’argile cette masse de terre et de pierres. Avec votre permission, mon père, je crois qu’il me serait possible de me glisser le long de la rampe de ce rocher, jusqu’à ce que je sois en vue de l’habitation dont Antonio nous parle. Si elle existe, il doit y avoir un moyen d’y arriver, et si je ne puis en découvrir le chemin, je pourrai du moins faire un signal à ceux qui demeurent dans les environs de ce château des Vautours, et obtenir d’eux le secours d’un guide.

– Je ne puis consentir que vous couriez un tel risque, lui dit le père ; que ce jeune homme y aille s’il le peut et s’il le veut. Il est né dans les montagnes, et je le récompenserai généreusement.

Mais Antonio refusa obstinément cette proposition. – Je suis né dans les montagnes, répondit-il, mais je ne suis pas un chasseur de chèvres. Je n’ai pas des ailes pour me porter de rocher en rocher, comme un corbeau : la vie vaut mieux que tout l’or du monde.

– Et à Dieu ne plaise, dit le signor Philipson, que je veuille vous engager à estimer l’une au poids de l’autre ! Allez donc, mon fils, allez, je vous suis.

– Avec votre permission, mon père, vous n’en ferez rien, s’écria le jeune homme. C’est bien assez de risquer la vie d’un de nous, et suivant toutes les règles de la sagesse comme de la nature, c’est la mienne, comme moins précieuse, qui doit être hasardée la première.

– Non, Arthur, répliqua son père d’un ton déterminé ; non, mon fils. J’ai survécu à bien des pertes, je ne survivrais pas à la vôtre.

– Je ne crains pas le résultat de cette tentative, mon père, si vous me permettez de la faire seul. Mais je ne puis, je n’ose entreprendre une tâche si dangereuse, si vous persistez à vouloir la partager. Tandis que je chercherais à faire un pas en avant, je serais toujours à regarder en arrière pour voir si vous êtes arrivé au point que je viendrais de quitter. Songez d’ailleurs, mon père, que ma perte ne serait que celle d’un être qui serait oublié à l’instant ; qui n’a pas plus d’importance que les arbres détachés de ce rocher qu’ils couvraient naguère ; mais vous, si le pied vous glissait, si la main vous manquait, songezvous à toutes les suites qu’aurait votre chute ? – Vous avez raison, mon fils ; j’ai encore des liens qui m’enchaîneraient à la vie, quand même je devrais perdre en vous tout ce que j’ai de plus cher. Que Notre-Dame et le chevalier de Notre-Dame vous bénissent et vous protègent mon fils ! votre pied est jeune, votre main est vigoureuse. Ce n’est pas en vain que vous avez gravi le Plynlimmon2. Soyez hardi, mais prudent.

Souvenez-vous qu’il existe un homme qui, s’il est privé de vous, n’a plus qu’un dernier devoir qui l’attache à la terre, et qui après l’avoir accompli ne tardera pas à vous suivre.

Arthur se prépara à son expédition. Il se dépouilla de son pesant manteau. Ses membres bien proportionnés étaient encore couverts d’un justaucorps de drap gris qui les dessinait parfaitement.

La résolution dont son père s’était armé l’abandonna quand son fils se tourna vers lui pour lui faire ses adieux. Il lui refusa la permission de tenter cette épreuve, et lui ordonna d’un ton péremptoire de rester près de lui. Mais sans écouter sa défense Arthur descendait déjà de la plateforme sur laquelle il était. À l’aide des branches d’un vieux frêne qui croissait dans une fente du rocher, le jeune homme put gagner une étroite saillie au bord même du précipice le long de laquelle il espérait pouvoir se glisser en rampant, jusqu’à ce qu’il pût se faire voir ou se faire entendre de l’habitation dont Antonio lui avait appris l’existence. Tandis qu’il exécutait ce dessein audacieux, sa situation paraissait si précaire, que le guide salarié osait à peine luimême respirer en le regardant. La saillie sur laquelle il se traînait semblait dans l’éloignement devenir si étroite qu’elle disparaissait aux yeux tandis qu’il continuait à avancer, le visage tourné tantôt du côté du rocher, tantôt vers le ciel, mais jamais vers l’abîme ouvert, de crainte que cette vue effrayante ne lui causât des vertiges. Aux yeux de son père et d’Antonio, dont les regards suivaient les progrès qu’il faisait, sa marche était moins celle d’un homme qui avance à la manière ordinaire et dont les pieds sont assurés sur la terre, que celle d’un insecte qui rampe le long d’un mur perpendiculaire et dont on voit les mouvemens progressifs sans qu’on puisse apercevoir les moyens qui le soutiennent.

Le père désolé regretta alors amèrement, bien amèrement, de n’avoir pas persisté dans le dessein qu’il avait conçu un instant de retourner à l’auberge où il avait passé la nuit précédente, quelque contrariante, quelque périlleuse même qu’eût été cette mesure. Il aurait du moins partagé le destin du fils qu’il aimait si tendrement.

Cependant Arthur s’était armé de tout son courage. Il retenait son imagination qui en général était assez active, et il refusait de se livrer même un seul instant à ces horribles idées qui ne font qu’augmenter un véritable danger ; il cherchait à réduire les périls qui l’entouraient, d’après l’échelle de la raison, le meilleur soutien du vrai courage. – Cette saillie de rocher est étroite, se disait-il, mais assez large pour me permettre d’y passer ; ces pointes de rochers et ces crevasses sont petites et distantes les unes des autres, mais les unes assurent un appui à mes pieds, et mes mains peuvent profiter des autres aussi bien que si j’étais sur une plate-forme d’une coudée de largeur et que j’eusse le bras appuyé sur une balustrade de marbre. Ma sûreté dépend donc de moi-même. Si j’avance avec résolution, que je marche avec fermeté, et que je sache profiter de tout ce qui peut m’aider, qu’importe que je sois sur le bord d’un abîme ? Calculant ainsi l’étendue et la réalité du danger d’après le bon sens, se répétant ensuite que ce n’était pas la première fois qu’il avait gravi des rochers et qu’il en était descendu, le brave jeune homme continua sa marche dangereuse, allant pas à pas, et avançant avec une précaution, un courage et une présence d’esprit qui le préservèrent d’une mort certaine. Enfin il gagna un endroit où un roc faisant saillie formait l’angle du rocher, jusqu’au point où il avait pu le voir de la plate-forme. C’était donc là l’instant critique de son entreprise. Ce roc s’avançait en saillie de plus de six pieds au-dessus du torrent qu’Arthur entendait rouler à environ cinquante toises sous ses pieds avec un bruit semblable à celui d’un tonnerre souterrain. Il examina cet endroit avec le plus grand soin, et y voyant de l’herbe, des arbrisseaux, et même quelques arbres rabougris, il en conclut que l’éboulement ne s’était pas étendu plus loin, et que s’il pouvait avancer au-delà, il y trouverait la continuation du sentier dont une partie avait été détruite par quelque étrange convulsion de la nature. Mais la saillie de ce roc était telle qu’il était impossible de passer dessous, ou d’en faire le tour ; et comme il s’élevait de plusieurs pieds au-dessus de la position qu’Arthur occupait, ce n’était pas chose facile de le gravir. Ce fut pourtant le parti auquel il s’arrêta, comme étant le seul moyen de surmonter ce qu’il croyait pouvoir regarder comme le dernier obstacle de son voyage. Un arbre croissait tout à côté : il y monta, et à l’aide de ses branches, il sauta sur le sommet du roc. Mais à peine y avait-il appuyé le pied, à peine avait-il eu un instant pour se féliciter en découvrant au milieu d’un chaos de forêts et de rochers les ruines sombres de Geierstein, et une fumée qui s’élevant par derrière indiquait l’existence d’une habitation, que, à son extrême terreur, il sentit le roc énorme sur lequel il était trembler sous ses pieds et pencher lentement en avant par un mouvement graduel. Ne tenant à la montagne que par un seul point, ce roc en saillie avait résisté au tremblement de terre qui avait changé la face des environs ; mais l’équilibre en avait été détruit, et il n’avait fallu que le poids additionnel du corps du jeune homme pour le rompre entièrement.

Dans cet instant critique, Arthur, par cet instinct qui porte à saisir tout moyen de salut, sauta sur l’arbre qui l’avait aidé à monter sur ce roc, et tourna la tête en arrière, poussé comme par une force irrésistible pour suivre des yeux la chute de l’énorme masse de pierre qu’il venait de quitter. Le roc chancela deux ou trois secondes, comme s’il n’eût su de quel coté tomber ; et si sa chute eût pris une direction latérale, il aurait brisé l’arbre, écrasé le jeune aventurier, ou l’aurait entraîné avec lui dans le torrent. Après un moment d’horrible incertitude, la force de gravitation détermina la chute en avant. L’énorme fragment de rocher, qui devait peser au moins quatre mille quintaux3, descendit en écrasant les buissons et les arbres qui se trouvaient sur son passage, et tomba enfin dans le torrent avec un bruit égal à la décharge de cent pièces d’artillerie. Ce bruit fut propagé par tous les échos, de montagne en montagne, de rocher en rocher, et le tumulte ne fit place au silence que lorsqu’il se fut élevé jusqu’à la région des neiges éternelles qui, insensibles aux sons qui partent de la terre, entendirent cet horrible fracas dans leur solitude majestueuse, et le laissèrent mourir sans trouver une voix pour y répondre.

Quelles furent alors les pensées du malheureux père, qui vit tomber cette lourde masse, mais qui ne put voir si elle avait entraîné son fils dans sa chute ? Son premier mouvement fut de courir vers le bord du précipice, dans le dessein d’y descendre comme l’avait fait Arthur, et lorsque Antonio le retint en lui entourant le corps de ses bras, il se retourna vers lui avec la fureur d’une ourse à qui l’on a dérobé ses petits.

– Laisse-moi, vil paysan, s’écria-t-il, ou tu vas périr à l’instant même ! – Hélas ! s’écria le pauvre guide en se jetant à genoux devant lui, et moi aussi j’ai un père ! Cet appel à la nature pénétra dans l’âme du voyageur ; il lâcha le jeune homme, et levant vers le ciel les yeux et les mains, il s’écria du ton de l’angoisse la plus profonde, mais mêlée d’une pieuse résignation : – Fiat voluntas tua ! C’était mon dernier espoir ; le plus aimable des enfans, le plus aimé, le plus digne de l’être ! et je vois planer sur la vallée les oiseaux de proie qui vont se repaître de ses restes ! Mais je le verrai encore une fois, ajouta le malheureux père, tandis que des vautours passaient sur sa tête ; je reverrai mon Arthur avant que l’aigle et le loup le déchirent Je verrai tout ce qui reste encore de lui sur la terre. Ne me retenez pas. Restez ici et suivez-moi des yeux. Si je péris, comme cela est probable, je vous charge de prendre les papiers cachetés que vous trouverez dans ma valise, et de les porter à la personne à qui ils sont adressés, dans le plus cour délai possible.

Il y a dans ma bourse assez d’argent pour me faire enterrer ainsi que mon pauvre Arthur, et pour faire dire des messes pour le repos de mon âme et de la sienne ; il vous restera encore une riche récompense pour votre voyage.

L’honnête Helvétien, d’une intelligence assez bornée, mais naturellement sensible et fidèle, versa des larmes pendant que le vieux voyageur lui parlait ainsi. Cependant craignant de l’irriter en s’opposant de nouveau à sa volonté, et même en lui faisant des remontrances, il le vit en silence s’apprêter à descendre dans le fatal précipice sur le bord duquel le malheureux Arthur semblait avoir subi un destin que son père, poussé par le désespoir de la tendresse paternelle, était déterminé à partager.

Tout à coup de l’angle d’où s’était détachée cette masse de pierre sous les pieds téméraires d’Arthur, on entendit partir les sons rauques et prolongés d’une de ces cornes de l’Urus, ou boeuf sauvage de Suisse, qui dans les anciens temps donnaient aux montagnards le signal de la charge, et leur tenaient lieu dans les batailles de tous les instrumens de musique guerrière.

– Écoutez, signor, écoutez ! s’écria le Grison, c’est un signal de Geierstein. Quelqu’un va venir à notre aide dans un instant, et nous montrera le chemin le plus sûr pour chercher votre fils.

Et regardez, regardez cet arbre dont on voit briller la verdure à travers le brouillard ; saint Antonio me protège ! j’y vois déployé quelque chose de blanc. C’est précisément derrière l’endroit d’où le quartier de rocher est tombé.

Le père chercha à fixer ses regards sur le lieu indiqué ; mais ses yeux se remplissaient de larmes, et il ne put distinguer l’objet que son guide lui montrait.

– Tout est inutile, dit-il en passant sa main sur ses yeux ; je ne verrai plus de lui que des restes inanimés.

– Vous le reverrez, vous le reverrez bien portant ; saint Antoine le veut ainsi. Tenez ! ne voyez-vous pas comme ce linge blanc est agité ? – Quelque reste de ses vêtemens, quelque misérable souvenir de son cruel destin. Non, mes yeux ne le voient pas. Ils ont vu la chute de ma maison. Je voudrais que les vautours de ces montagnes les eussent arrachés de leurs orbites.

– Mais regardez encore ! Ce linge n’est pas accroché à un buisson. Je vois distinctement qu’il est placé au bout d’un bâton et qu’on l’agite à droite et à gauche. C’est votre fils qui fait un signal pour vous apprendre qu’il est en sûreté.

– Et si cela est, dit le voyageur en joignant les mains, bénis soient les yeux qui le voient ! bénie soit la langue qui le dit ! Si nous retrouvons mon fils, si nous le retrouvons vivant, ce jour sera heureux pour toi aussi, Antonio.

– Tout ce que je vous demande, c’est d’attendre avec patience, de ne pas fermer l’oreille aux bons avis, et je me trouverai bien payé de mes services. Seulement, si un honnête garçon laissait périr les gens par suite de leur propre entêtement, cela ne lui ferait pas honneur. Car après tout c’est toujours sur le guide que retombe le blâme, comme s’il lui était possible d’empêcher le vieux Ponce de secouer les brouillards qui lui couvrent le front, la terre de s’ébouler du haut d’un rocher dans le fond d’une vallée, un jeune écervelé de marcher sur une langue de pierre qui n’est pas plus large que la lame d’un couteau, ou des fous, que leurs cheveux gris devraient rendre plus sages, de tirer le poignard comme des spadassins de Lombardie.

Le guide disait ainsi tout ce qui lui venait à l’esprit, et il aurait pu continuer long-temps sur le même ton, car le signor Philipson ne l’entendait pas. Toutes les pensées de son coeur se dirigeaient vers l’objet qu’Antonio lui avait fait envisager comme un signal annonçant que son fils était en sûreté. Il vit enfin flotter ce linge blanc, et il fut convaincu que le mouvement qui l’agitait ne pouvait lui être imprimé que par une main humaine.

Aussi prompt à se livrer à l’espérance qu’il l’avait été à s’abandonner au désespoir, il se prépara de nouveau à s’avancer vers son fils, afin de l’aider s’il était possible à gagner un lieu de sûreté ; mais les prières et les remontrances réitérées d’Antonio le déterminèrent à attendre.

– Êtes-vous ce qu’il faut être pour marcher sur un pareil rocher ? lui dit-il ; êtes-vous en état de répéter votre Credo et votre Ave,