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Phillippe Gitton

À chacun sa croix

À chacun sa croix

D’un pas rapide, Patrick et Franck longent les grilles du square de la Madone. Patrick relève le col de son blouson.

– Ça s’est salement rafraîchi d’un coup. La météo annonce de la pluie pour demain. Pour une fois que tu viens à Paris, tu n’es pas gâté.

– Je ferai avec. Tu sais, je…

– Attends voir un peu, c’est quoi cet attroupement ?

À quelques mètres des deux hommes, plusieurs personnes sont regroupées devant la porte d’entrée du square. Patrick s’approche. Trois Africaines se tiennent debout à l’intérieur du parc, les mains sur la grille fermée.

– Que se passe-t-il ? lance-t-il à la cantonade.

– Ces dames ont été enfermées, lui répond une jeune femme. Elles s’expriment difficilement en français. Je suppose que le gardien du square ne les a pas vues. Cela fait trois heures qu’elles sont coincées là, d’après ce que j’ai compris.

– Vous avez contacté la mairie ?

– Oui, le problème c’est que le service est fermé. L’accueil me dirige vers la police qui me renvoie sur les services municipaux. On ne s’en sort pas. Elles commencent à se plaindre sérieusement du froid. Nous leur avons apporté des boissons chaudes pour les aider à tenir le coup.

– C’est dingue, constate Patrick.

– Je vais téléphoner de nouveau au commissariat, reprend la jeune femme.

Dix minutes après, à force de ténacité, elle obtient enfin l’engagement que des agents se déplaceront pour régler le problème. Elle raccroche.

– Ce n’est plus utile que nous restions tous sur place. Je vais attendre la police. En tout cas, merci pour votre aide.

Sur ces paroles, la plupart des gens s’éloignent.

– Je vais quand même patienter avec vous, déclare un homme.

– Je reste aussi, si cela ne vous dérange pas, ajoute Patrick, on ne sait jamais.

Franck s’approche de Patrick.

– Maman nous attend. Il ne faudrait pas trop tarder, lui glisse-t-il à l’oreille.

– Ne t’inquiète pas. Les flics ne devraient pas en avoir pour longtemps. C’est juste pour m’assurer que tout va bien se passer.

Quelques minutes plus tard, une voiture de police se gare. Deux agents descendent et se dirigent vers les femmes.

– Alors qu’est-ce qui se passe ici ? questionne sèchement l’un d’entre eux. Vous ne pouviez pas faire attention aux heures de fermeture ?

– Ce sont des choses qui arrivent, s’indigne la jeune femme, choquée par le ton agressif du policier.

– Ouais, c’est ça. Vous croyez que nous n’avons que ça à faire ?

– Vous pourriez au moins leur demander si elles vont bien, au lieu de les engueuler, coupe Patrick.

– On vous a demandé quelque chose ? Vous feriez-mieux de rentrer chez vous.

– Je vais où je veux, quand ça me plaît. Je n’ai pas d’ordre à recevoir de vous.

– Papa, c’est bon, murmure Franck.

Les deux policiers ouvrent la porte du square.

– C’est bon pour cette fois-ci. La prochaine fois, on ne se déplacera pas. Que ce soit bien clair.

– Je le crois pas, s’écrie Patrick. Si ça continue, ils vont leur mettre une amende.

– Qu’est-ce que vous avez encore, vous ?

– Il y a que vous pourriez au moins être aimables avec ces femmes, faute d’être efficaces.

– Vous commencez à me chauffer, vous.

– Ah ça fait plaisir. Y’en a au moins qui ont chaud ici, réplique Patrick en se dirigeant vers le policier.

– Putain c’est reparti, souffle Franck, désabusé.

– Si vous insistez, vous aussi vous allez avoir chaud, parce que je vais vous embarquer au poste.

– Et bah allez-y. J’ai l’impression que ça vous démange. Qu’est-ce qu’il y a ? Vous avez des soucis, vous êtes contrarié ? Vous ne supportez pas de rendre service à des noirs, vous préférez leur cogner dessus ?

Patrick prononce cette dernière phrase en toisant le fonctionnaire. Franck se précipite pour retenir son père, mais les deux policiers sont déjà autour de lui.

Ils le ceinturent et tentent de l’entraîner vers leur voiture. Patrick se débat, hurle :

– Eh voilà, la répression. Comme d’habitude !

Tandis qu’il continue à conspuer les policiers, Franck, la jeune femme et l’homme tentent de s’interposer pour calmer les esprits. Des passants s’arrêtent pour regarder la scène. Des résidents, alertés par les cris, apparaissent à leur fenêtre. Au même instant une autre voiture de police s’arrête. Trois hommes en sortent. Ils s’approchent du groupe.

– Ah putain, encore lui ! soupire l’un d’entre eux. Qu’est-ce qui se passe ici ? demande-t-il à ses collègues.

Renseignements pris, il invite deux d’entre eux à s’éloigner de quelques mètres.

– Bon, écoutez, y’a pas de quoi fouetter un chat, je pense qu’il vaut mieux le libérer.

– Certainement pas, lui rétorquent-ils. Pas question de se laisser emmerder comme ça, devant tout le monde. Il lui faut une bonne leçon.

– Si vous avez envie de vous pourrir la vie, allez-y. Je le connais, le loustic. C’est un vieil anar qui cherche les embrouilles en permanence, il déteste tout ce qui est autorité. J’ai déjà eu affaire à lui lors d’un contrôle de SDF. On l’a embarqué ce jour-là. Il nous a fait un raffut du diable. On a eu droit à des articles dans la presse, des manifestations devant le commissariat. C’est qu’il est connu dans le quartier. Il milite dans des associations de défense des immigrés, de droit au logement et tout le tremblement. Ce n’est pas facile de se maîtriser avec des mecs comme lui, je sais, mais il vaut mieux le laisser brailler et qu’il nous foute la paix. Je vous assure. Regardez autour de vous. Il a déjà rameuté du monde. Et ce n’est que le début, si vous insistez !

Le ton persuasif du policier ébranle ses collègues. Après quelques minutes de palabres, ils finissent, bon gré mal gré, par se ranger à son avis. Patrick est relâché. Il se dirige vers les trois femmes, éberluées par le spectacle qui se déroule sous leurs yeux.

– Vous voyez mesdames, il ne faut jamais se laisser impressionner par la flicaille. Bonne soirée, lance-t-il en regardant les policiers.

– C’est bon papa, n’en rajoute pas, lui susurre Franck.

Les deux hommes s’éloignent. Une vingtaine de mètres plus loin, Patrick se retourne de nouveau et hurle, le poing tendu « police partout, justice nulle part ».

– Bon, ça va maintenant. Tu ne crois pas que t’en fais un peu trop, lui reproche Franck.

– De quoi. Mais tu plaisantes ! Il faut les emmerder partout où c’est possible, ces putains de poulets. On vit dans une société fliquée. Les caméras, les cartes de paiement, Internet, les téléphones portables, les RG dans et hors des entreprises… Le pouvoir nous surveille en permanence. Mais c’est quand même ces connards qui sont le plus à son service. C’est le bras armé des capitalistes, je te dis. Et tu veux que je la boucle quand ils méprisent ouvertement des pauvres gens ?

– Je n’ai pas dit ça. Tu as raison d’intervenir, mais il y a des degrés dans la protestation. À t’entendre, on croirait qu’ils les ont tabassées.

– Tu te ramollis, mon petit Franck. Je t’ai connu avec une conscience politique plus ferme. On doit s’opposer chaque jour à leur arrogance. Combien de vexations sans réaction, quand ils contrôlent des immigrés ? Moi en tout cas, je ne laisserai jamais rien passer.

La dernière phrase est tellement sentencieuse qu’elle dissuade Franck de poursuivre la discussion. Il se dit que son père est trop enflammé pour qu’il entende ses arguments. C’est donc en silence qu’ils poursuivent leur chemin.

– Je m’occupe du repas dans cinq minutes, crie Patrick à son épouse, à peine entré dans l’appartement. Je prends une douche, histoire de me détendre. Tu peux servir l’apéro, si tu veux.

– Ce soir, papa s’est accroché avec des policiers, raconte Franck à sa mère qu’il a rejointe dans la salle à manger. Ce n’est pas nouveau, tu me diras. Mais aujourd’hui, je l’ai trouvé nerveux, hyper tendu. Il était à deux doigts d’exploser. Il a des soucis en ce moment ?

Sa mère se sert un verre, s’assoit, regarde Franck quelques secondes.

– La semaine dernière, ton frère nous a annoncé qu’il entrait dans la gendarmerie, lui répond-elle, dépitée.

Chaleureuses retrouvailles

Les bras chargés de sacs de fruits et de légumes, un solide gaillard, suivi par une fragile blondinette, remonte la rue Marx-Dormoy. Comme chaque samedi matin, Jean-Michel et Véronique reviennent du marché Barbès. Épuisée par le poids de la charge, Véronique interpelle son ami.

– Jean-Mi ! On peut faire une pause ?

– Oui bien sûr.

Ils déposent leur barda au pied d’une cabine téléphonique. Véronique se frotte les bras et les mains, lorsqu’elle remarque une affiche sur l’une des parois en verre. Le papier annonce un concert au Mouton noir pour le samedi suivant.

– Regarde Jean-Mi. C’est Fatiha. Oh bah ça alors !

– Ah oui, on dirait bien.

– Comment ça on dirait bien ? Mais c’est elle. J’en suis sûre et certaine. Même si cela fait un petit moment qu’elle est partie.

Fatiha a vécu, il y a une dizaine d’années dans le même immeuble que Véronique et Jean-Michel. Elle y avait demeurée près d’un an. Assez de temps pour sympathiser. C’est ainsi qu’ils avaient appris qu’elle chantait, écrivait ses textes et s’accompagnait à la guitare. Elle se produisait dans quelques cafés parisiens avec un certain succès. Mais elle aspirait à connaître des horizons et des gens nouveaux. Elle avait décidé de voyager et de se replonger au cœur de ses origines, en retournant chez elle, en Algérie.

« La voilà donc de passage dans une salle parisienne », se dit Jean-Michel.

Il garde en mémoire les deux ou trois chansons qu’elle avait interprétées lors de la soirée organisée avec les voisins, à l’occasion de son départ. De jolies mélodies servies par une voix chaude, presque rauque. Elle chantait en berbère, des histoires de femmes en quête de liberté. Jean-Michel se demande ce qu’elle présente maintenant. Il est très intéressé par son parcours car de son côté il écrit et interprète des chansons. Soutenu par ses proches, il est fier de ses créations, même si ses prestations dans deux ou trois cafés du quartier, n’ont pas été un franc succès. Il se dit malgré tout qu’à 30 ans il est encore jeune, que tous les espoirs lui sont permis. Le retour de Fatiha ne serait-il pas le coup de pouce du destin ?

– On pourrait aller la voir. Qu’en penses-tu ? demande Jean-Michel.

– Bien sûr, bien sûr. J’aime bien cette fille. Cela me plairait beaucoup de pouvoir discuter un petit moment avec elle, de savoir ce qu’elle a fait durant toutes ces années.

Le samedi suivant vers 18 heures 30, Jean-Michel et Véronique empruntent le passage de l’Est. La voie bordée d’arbres en fleurs serpente au milieu d’anciennes bâtisses à deux ou trois étages. Au bout d’une trentaine de mètres, une simple porte cochère fait office d’entrée du théâtre. À deux pas de là, Jean-Michel et Véronique se présentent au guichet. Une minuscule ouverture laisse entrevoir le visage souriant d’une jeune femme qui lâche un familier : « Ça va bien ? ». À côté d’elle, accroché au mur, un tableau indique l’horaire du spectacle et les différents tarifs. Des réductions sont accordées aux habitants du quartier, aux chômeurs et aux étudiants. Leurs places en mains, ils s’avancent vers l’entrée. Sur leur gauche, une salle étroite pour manger un morceau sur le pouce ou boire un café. Quatre personnes occupent l’une des rares tables mises à disposition des consommateurs. En attendant l’ouverture de la salle, Jean-Michel observe les allées et venues de jeunes gens qui fréquentent l’école de cours d’art dramatique logée dans les étages. Par petits groupes, ils s’éloignent de quelques pas, échangent leurs impressions le temps d’une pause cigarette.

Devant eux, la porte de la salle est encore fermée. Il est 18 heures 45, le spectacle est annoncé pour 19 heures et le public ne se bouscule pas.

– Ils ont quand même du mal à attirer la foule, chuchote Véronique.

– Tu sais les gens qui passent ici ne sont pas connus. Regarde Fatiha. Qui en a entendu parler ? C’est dommage parce que les concerts sont toujours d’excellente qualité.

Véronique acquiesce.

– Excuse-moi de revenir sur ce que tu m’as dit à propos de tes chansons, mais plus j’y réfléchis, plus je me dis que ce n’est pas forcément le meilleur moment pour lui en parler. Nous ne sommes pas assez intimes. Cela fait plusieurs années que nous ne nous sommes pas vus et comme ça…

– Mais arrête d’en faire des tonnes avec cette histoire, coupe Jean-Michel. Je suis certain que nous sommes animés par les mêmes valeurs. Tu te souviens de la traduction des chansons qu’elle nous avait interprétées ?

– Oui bien sûr.

– Bon, et bah c’est suffisamment clair. Elle dénonce les injustices, les atteintes aux libertés. Nous évoluons dans le même registre. Ce soir nous serons dans l’émotion du spectacle. C’est au contraire le moment idéal.

– Quand même je trouve que c’est gonflé de lui demander de faire quelque chose pour toi.

– Je ne te comprends pas. Comment ne se sentirait-elle pas concernée par des textes qu’elle pourrait chanter ?

– Ça, tu n’en sais rien.

– Mais tu es insensée à la fin. Tu me dis que mes textes sont bons, que leur intérêt repose sur l’engagement social et qu’ils méritent d’être proposés à des chanteurs. Aujourd’hui j’ai une occasion à saisir, et ça te gêne.

– Ce qui me dérange c’est le moment.

– J’ai bien compris. Alors laisse-moi faire. On va la voir à la sortie du concert. On lui propose de prendre un pot ensemble et je lui présente mes textes. Je suis certain qu’elle ne sera pas choquée. Tout au contraire, une artiste comme elle, ne peut que se ravir de se voir proposer des écrits. C’est valorisant. Tu ne crois pas ?

– Après tout, fais comme tu veux, soupire Véronique.

Une vingtaine de personnes patientent dans le hall, lorsqu’un jeune homme ouvre la porte. Une fois dans la salle, Véronique marque un temps d’arrêt. Debout derrière les sièges, face à la scène, elle inspire profondément pour s’imprégner de l’atmosphère. Le Mouton noir lui procure toujours cette agréable sensation de bien-être qu’offrent les endroits familiers. Cela tient sans doute à la taille de la salle qui peut accueillir tout au plus quelques dizaines de personnes, à ce plafond bas aux poutres apparentes, à la proximité ainsi créée avec les artistes.

Jean-Michel fait signe à Véronique de ne pas tarder. Ils s’arrangent toujours pour rentrer parmi les premiers spectateurs pour choisir leur emplacement. Au milieu du troisième rang. De là ils sont à la fois très proches pour détailler tout ce qui se passe sur la scène et suffisamment éloignés pour que leurs regards embrassent l’ensemble du spectacle.

Une fois assis, ils examinent la scène. Au premier plan, le pied du micro de la chanteuse, une guitare folk et un tabouret de bar. À droite et à gauche, légèrement en retrait, une guitare aux formes inhabituelles : manche large, caisse bombée, fait face à deux autres guitares et à une basse. Un peu plus en arrière trônent des percussions. Jean-Michel évalue l’assistance. Une bonne cinquantaine de personnes. « Pas mal, se dit-il, j’ai souvent vu des concerts avec beaucoup moins de spectateurs.» Progressivement la lumière baisse d’intensité déclenchant des applaudissements et deux ou trois « youyous ».

Quatre musiciens entrent, prennent possession de leurs instruments et entament un morceau de musique arabe, très rythmé. La plupart du public répond immédiatement en frappant dans ses mains. La voix de Fatiha s’élève une poignée de secondes avant que la chanteuse n’apparaisse. Elle s’approche lentement vers le bord de la scène. Pousse le pied du micro pour s’avancer au plus près du public. Tranquillement, elle arpente l’estrade et pose son regard sur chaque personne du premier rang, comme un signe personnel de bienvenue. Elle arbore un large et beau sourire étincelant au milieu d’un visage hâlé, illuminé par deux grands yeux verts. Ses cheveux, couleur noir ébène, tirés en arrière et rassemblés en une queue de cheval tranchent avec le blanc de sa tunique finement brodée de petites fleurs multicolores, couvrant le haut d’un jean délavé.

La fin de la chanson est accueillie par des applaudissements nourris.

– Merci beaucoup, dit-elle, l’air subitement très émue. Quel plaisir de chanter dans cette salle, de revenir dans ce quartier où j’ai habité un temps. Cela me paraît si loin déjà. Vous savez. Je vis un moment excitant. Nous travaillons à la réalisation d’un album. D’autres salles à Paris sont prévues. Mais bon, assez parlé. Vous n’êtes pas venus pour m’entendre raconter ma vie.

Elle enchaîne trois titres, deux en anglais et un en espagnol.

– Rassurez-vous, lance-t-elle, une fois ces morceaux achevés, je chante aussi en français. Mais parfois j’estime que le thème d’une chanson mérite d’être interprété dans une langue bien précise. Ainsi les deux dernières chansons évoquent le combat des Palestiniens. Autant utiliser l’anglais pour se faire comprendre par le plus grand nombre. Que cela fasse plaisir ou pas, c’est aujourd’hui la langue universelle. Et l’espagnol me direz-vous, et bah c’est pour parler de l’Espagne et de ses adorables habitants, dit-elle en se tournant tout sourire vers le guitariste à sa gauche. Je réserve le berbère pour les évocations poétiques, la description des paysages de mon pays, le bonheur des joies simples du quotidien.

Elle interprète ensuite deux chansons en français dénonçant le sort infligé aux sans-papiers et les ravages du chômage.

– Tiens qu’est-ce que je te disais, souffle Jean-Michel à Véronique. On n’est pas sur la même longueur d’onde elle et moi ?

– Oui, oui, répond-elle un peu lasse.

Fatiha poursuit son tour de chant alternant les morceaux d’inspiration arabo-andalouse, les œuvres typiquement berbères et des ballades folk.

– J’ai remarqué des visages connus au premier rang et un peu plus au fond. Cela fait chaud au cœur de se sentir entourée d’amis. Puisque que l’on en est aux affaires de cœur, je vais donc vous présenter les musiciens qui me font l’honneur de m’accompagner. À ma droite, le chevelu, avec sa drôle de guitare qu’on appelle un oud, c’est Djamel. À ma gauche Rafael, le compositeur de la plupart des chansons que nous avons jouées ce soir. À la basse, Manu. Et derrière lui, aux percussions, monsieur Bimba.

Elle annonce la dernière chanson : une reprise d’une chanson de Léo Ferré « Les artistes ». Le public applaudit longuement le groupe. Fatiha sort avec les musiciens puis revient seule. Elle remercie de nouveau les spectateurs pour leur accueil ainsi que la gentillesse des techniciens et du personnel du Mouton noir.

Un quart d’heure plus tard, une dizaine de personnes patientent encore dans le hall d’entrée. Ils se précipitent autour de Fatiha dès sa sortie, l’embrassent et la couvrent de compliments. Véronique et Jean-Michel restent en retrait.

Elle papote encore quelques minutes, s’excuse de ne pas s’attarder.

– Je suis claquée ce soir. On se rappelle. Merci à tous. Bye.

Elle s’engage dans la ruelle en prenant le bras de Rafael. Jean-Michel les interpelle.

– Salut. Super ton spectacle. Bravo.

– Merci. C’est gentil.

– Tu n’as pas l’air de te rappeler de nous ? dit-il en attirant Véronique près de lui.

– Excusez-moi. Je ne suis pas physionomiste du tout et je suis un peu fatiguée ce soir. J’ai eu un emploi du temps démentiel ces dernières semaines.

– Mais si, souviens-toi on vivait dans le même immeuble, pas loin d’ici. Jean-Michel et Véronique.

– Oui, peut-être. Il y a déjà quelques années que j’ai quitté le quartier vous savez. En tous cas c’est sympa d’être venus.

– On était à ta soirée de départ. Ce n’est pas possible que tu aies oublié.

– Oui bien sûr, maintenant que vous me le dites.

– Ah tu vois. Eh ! Tu peux me tutoyer. On ne va pas se séparer aussi rapidement. Ça nous ferait très plaisir de vous offrir un verre.

– C’est très aimable de ta part mais une autre fois peut-être.

– C’est dommage, j’aurais bien aimé discuter avec toi, parce que j’écris aussi des chansons.

– Ah ! C’est bien.

– Je me disais que cela pouvait t’intéresser.

– Tu as sans doute noté que j’écrivais mes textes.

– Oui bien sûr, mais tu peux y jeter un coup d’œil et me dire ce que tu en penses, insiste-t-il en tirant un classeur de son sac.

– Écoute. En ce moment je suis prise par mille choses. Je n’ai vraiment pas le temps. Sur les flyers il y a mon adresse e-mail. Envoie-les-moi. Mais je ne te garantis rien. Bon, tu m’excuses. Mais je n’ai qu’une hâte maintenant c’est de rentrer me coucher. Allez au revoir.

Les bras ballants, Jean-Michel regarde Fatiha s’éloigner la tête posée sur l’épaule de Rafael. Il se retourne vers Véronique.

– Je le crois pas. Pour qui elle se prend cette conne ?

– Putain quel lourdingue, chuchote Fatiha.

Coup de foudre

– Ah ! Rodolphe, quel plaisir depuis le temps ! Entre, je t’en prie.

Pierre suit son invité jusqu’à la salle à manger. Dans le coin salon, une femme dispose des verres sur une table basse. Elle se redresse et se tourne vers les deux hommes.

– Noëlle, ma compagne, annonce Pierre.

Elle s’approche de Rodolphe. Ils se fixent quelques secondes, se saluent.

– Ne restez pas comme ça. Je vais vous débarrasser de votre blouson. Je le dépose dans la chambre.

– Merci, vous êtes aimable.

– Allons, allons, pas de chichi entre vous, coupe Pierre. Faites-moi le plaisir de vous tutoyer. Allez, installe-toi-là, mon vieux Rodolphe. On va trinquer à nos retrouvailles. Je n’en reviens pas encore. C’est quand même dingue, après tant d’années, de se retrouver comme ça à Paris, dans un grand magasin !

Au cours de l’apéritif, puis du repas, Pierre raconte l’histoire de son amitié avec Rodolphe dans un flot de paroles ininterrompues. Tout excité par l’évocation de ses souvenirs, il monopolise la parole, laissant à peine le temps à Rodolphe d’acquiescer ses propos au sujet de telle ou telle anecdote : il semble avoir quitté la pièce pour rejoindre le monde de son adolescence. Pendant ce temps Noëlle et Rodolphe s’observent discrètement. Ils se cherchent des yeux. Leurs regards se croisent, se fuient, se retrouvent. Au fil de la soirée s’accroît le trouble qui s’est installé entre eux depuis la première seconde.

Après le dessert, Noëlle se lève.

– Excusez-moi, je m’absente cinq minutes. Un coup de fil important.

– Ah bon, c’est si urgent que ça ? interroge Pierre.

– Oui, j’ai un renseignement à demander à ma mère. Tu sais, pour le repas de samedi prochain.

– Ah oui, c’est possible.

Durant son absence, Pierre ne peut s’empêcher de questionner Rodolphe à son sujet.

– Comment la trouves-tu ? Elle est belle, n’est-ce-pas ?

– Oui, très.

– C’est drôle, d’habitude elle est plus dynamique. La fatigue sans doute. Elle travaille beaucoup. D’ailleurs en parlant de travail, je pense à une chose d’un seul coup. Tu vas voir que la vie est curieuse parfois. Figure-toi que tu aurais pu la rencontrer !

– Ah bon, et quand ?

– Quand tu étais serveur dans cette brasserie de la place Hébert. À cette époque, elle était employée dans une imprimerie de Cap 18. Tu l’as peut-être croisée d’ailleurs.

– Tu sais c’était il y a dix ans, et je n’y suis resté que quelques semaines. Alors…

De retour, Noëlle propose de passer au salon pour le café.

– Non merci, pas pour moi, répond Rodolphe. D’ailleurs, je ne vais pas m’attarder. J’ai eu une longue journée. Je suis vanné.

– Ah, c’est dommage, s’attriste Pierre, mais je comprends. Noëlle n’a pas l’air en forme non plus. Je n’insiste pas. J’espère qu’une prochaine fois, vous serez mieux disposés.

Une fois dans la rue, Rodolphe cherche son paquet de cigarettes dans la poche de son blouson. Il sent une feuille de papier pliée, l’ouvre. Dessus, un numéro de téléphone portable et quelques mots griffonnés : « Je ne t’ai jamais oublié. Appelle-moi, je veux te revoir le plus vite possible. Noëlle. »